vendredi 17 décembre 2010

La nouvelle idéologie de la peur

Chronique de P.-H. Tavoillot parue dans La Tribune, le 22/11/10

Des lycéens qui disent — en rigolant — combien ils ont peur pour leurs retraites ; des militants écologistes qui, pleins de courage, bravent les forces de police, pour exprimer leurs peurs des déchets nucléaires. Tels sont les derniers exemples — étranges — du triomphe paradoxal de l’idéologie de la peur dans nos sociétés. Pourquoi paradoxal ? Pour au moins deux raisons. Il est d’abord frappant de constater combien se sont multipliées les peurs dans un monde devenu pourtant sûr comme jamais dans l’histoire. Ce ne sont plus, comme jadis, les guerres, les famines, la mort brutale et précoce, le diable ou l’enfer qui effraient, mais le mal manger, le mal respirer, le mal boire, le fumer (ça tue !). Ce sont les OGM, les nanotechnologies, les sautes de la météo, etc. Aux grandes causes d’effroi d’autrefois se sont substituées d’innombrables petites phobies envahissantes et d’autant plus terrorisantes que leur œuvre est discrète. Jamais, chez nous, la guerre n’a été aussi éloignée, jamais la famine plus improbable, jamais on n’a été aussi sûr de parcourir tous les âges de la vie, jamais la maîtrise de la santé n’a été plus efficace… et, au lieu de nous en réjouir, c’est la trouille qui nous taraude pour le présent comme pour l’avenir ! Et, en plus, — second paradoxe — nous n’en avons même pas honte. Autrefois considérée comme une passion infantile (ou féminine), la peur était un vice dont l’homme adulte devait se libérer pour grandir. De nos jours, elle est devenue une vertu, presque un devoir. Condition de la lucidité, aiguillon de l’action, elle a acquis le statut de sagesse. Qui ne tremble point commet de nos jours le triple péché d’ignorance, d’insouciance et d’impuissance. Comment en est-on arrivé à une telle inversion ?
On peut avancer trois types d’interprétation.
1) Une première (d’inspiration nietzschéenne) mettra cette montée des peurs déculpabilisées sur le compte du déclin de l’Occident. Face au dynamisme juvénile des pays émergeants, les sociétés de la modernité tardive seraient devenues frileuses, plaintives et timorées, à la fois vieilles et infantiles. D’un côté, le vieillissement démographique produirait une baisse de l’énergie et une paralysie des attentes ; de l’autre, la fonction protectrice de l’Etat infantiliserait la société en sur-assistant les personnes. Bref, le triomphe des peurs révélerait la lente agonie d’un Occident pourri-gâté.
2) Une seconde lecture (d’inspiration tocquevillienne) insistera sur notre appétit insatiable du bonheur et du confort. Alors que les régimes aristocratiques étaient guidés par l’honneur des « gens biens nés », qui englobait l’esprit de sacrifice et le courage, les sociétés démocratiques égalitaires recherchent avant tout le bien-être et la sécurité pour tous. Or, le bien-être ne connaît pas de borne et sa préservation ne sait aucune limite. D’où cette conséquence inévitable : plus nous possédons, plus nous craignons de perdre. La montée des peurs est donc un effet mécanique de l’égalisation et de l’amélioration des conditions.
3) Une troisième interprétation (d’inspiration freudienne) verra dans la multiplication des peurs un moyen de répondre au vide spirituel de notre temps. Car la peur donne du sens et des repères dans un univers qui semble ne plus en avoir. A défaut d’avoir un avenir radieux, une horizon béni, — et nous sommes immunisés en la matière ! — il reste très utile d’avoir un horizon de non-sens ou un avenir piteux. La débâcle climatique, la catastrophe financière, la figure diabolique d’un président honni, … tout cela permet de redonner sens à nos actions et à nos vies. Bref, et c’est le troisième paradoxe : la peur rassure ! C’est ce que disait Freud à propos des phobies : leur multiplication nous permet d’échapper à l’angoisse causée par des conflits psychiques insupportables. L’angoisse, qui ne porte sur rien, ne peut être combattue, tandis que les peurs, qui sont limitées, peuvent être apprivoisées. On préfère, donc, avoir peur de quelque chose, plutôt que d’être angoissé par rien, c’est-à-dire par tout. D’où cette idéologie de la peur si puissante aujourd’hui. Elle est une idéologie, car elle offre, au fond, tout ce qui manque à nos sociétés désenchantées : elle fait sens (tout s’explique !), elle fait lien (tous ensemble !) et elle fait programme (agissons !). J’ai peur, donc je suis.
Déclin de l’Occident, passion du bien-être ou quête de sens ? Il y a sans doute un peu de tout cela dans le phénomène. Chacun pourra proportionner la dose de ces trois interprétations à sa guise, mais elles montrent que l’anxiété est profonde. Cela dit, il ne faudrait pas non plus se mettre à avoir trop peur de la peur. Car ces craintes, pour être multiples, n’en restent pas moins limitées. Certes elles bloquent, ralentissent, énervent, mais, mis à part quelques prophéties d’illuminés, elles font aussi l’objet d’un examen critique assidu. Toutes sont médiatisées par un débat, qui est parfois rude (réchauffement climatique, OGM ou nanotechnologies), mais qui n’a rien à voir avec les paniques meurtrières que l’Europe a connues à l’aube des temps modernes et que le reste du monde n’a pas fini d’expérimenter. Ce qui amène d’ailleurs à penser que le déclin de l’Occident est en fait tout relatif !

dimanche 28 novembre 2010

Séminaire Sorbonne « Devenir adulte - Rester jeune»

2010-2011 — Séminaire de P.-H. Tavoillot (Sorbonne)

« Devenir adulte - rester jeune »

La définition moderne de l’homme comme « perfectibilité » pose la redoutable question de l’âge adulte. En effet, comment pourrait-on parvenir à une quelconque maturité si l’essence humaine est d’être toujours en devenir ? L’exigence d’épanouissement permanent se serait-elle substituée à l’impératif d’accomplissement final qui caractérisait les sociétés traditionnelles ? Comment penser la place et la figure de l’adulte dans les sociétés démocratiques contemporaines ? L’enjeu n’est pas seulement éducatif ou éthique, il concerne aussi toutes les dimensions de la vie politique, puisque l’adulte est censé en être l’âge pivot.
Après avoir examiné au cours de l’année 2009/2010, « l’énigme de l’enfance », le séminaire de cette année sera donc consacré à la question de la jeunesse et de l’âge adulte. Comment définir l’adolescence et la jeunesse ? Quelles en sont les limites ? Comment penser leurs histoires et leurs philosophies ? Par quels processus entre-t-on aujourd’hui dans l’âge adulte et comment le définir ? Quelles furent et sont les différentes politiques européennes d’accompagnement en la matière ? Pour répondre à ces questions, ce séminaire alternera des conférences de chercheurs invités, spécialistes de ces questions dans les différents domaines des sciences humaines (histoire, anthropologie, sociologie, droit, psychologie, …), et des séances de travail thématiques. Il exigera une participation active de tous les étudiants inscrits. La répartition du travail et la constitution des groupes se feront lors de la première séance de chaque semestre.

⇒ Jeudi 14h-16h — Amphi Champollion (entrée 18 rue de la Sorbonne) ⇐

• Jeudi 7 octobre : La jeunesse dans les âges de la vie — Pierre-Henri Tavoillot

• Jeudi 4 novembre : L’éternel problème de la jeunesse d’aujourd’hui — Pierre-Henri Tavoillot

• Jeudi 18 novembre : Approche anthropologique de la jeunesse — Jean-Claude QUENTEL, Professeur à l’Université de Rennes II, auteur notamment de L’enfant, problèmes de genèse et d’histoire, Bruxelles, De Boeck, 1993, rééd. 1997 ; « L’adolescence et ses fondements anthropologiques » in Comprendre « Les jeunes » (ss. dir. en collab. E. Deschavanne, F. Dubet et O. Galland), n° 5, Paris, PUF, 2004.

• Jeudi 2 décembre : Qu’est-ce que la jeunesse ? Une approche philosophique — Eric DESCHAVANNE, chargé de cours à Paris IV, Membre permanent du Conseil d’Analyse de la Société, auteur notamment de Comprendre « Les jeunes » (ss. dir. en collab. avec F. Dubet et O. Galland), n° 5, Paris, PUF, 2004 ; Philosophie des âges de la vie, Grasset, 2007, rééd. Hachette Pluriel 2008 (en collab. avec P.-H. Tavoillot).

• Jeudi 9 décembre (9h30-17h30) : Colloque « Age et politique » au CEVIPOF (IEP) —
ss la direction de Anne MUXEL

• Jeudi 16 décembre : Problèmes et enjeux de l’histoire de la jeunesse — Ivan JABLONKA,
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université du Maine, détaché au Collège de France, rédacteur en chef de « La vie des idées ». Auteur notamment de Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France (XIXe-XXIe siècle), PUF, 2009 (en codir. avec L. Bantigny) ; et de Les Enfants de la République. L’intégration des jeunes de 1789 à nos jours, Seuil, 2010.

• Jeudi 13 janvier : Les seuils juridiques : quelles politiques de la jeunesse ? — Dominique YOUF, Directeur du département Recherche études développement du Centre national de formation et d'études de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), auteur notamment de Penser les droits de l’enfant, PUF, 2002 ; Juger et éduquer les mineurs délinquants, Paris, Dunod, 2009.


————————— SEMESTRE 2 —————————

• 17 février 2011 : L’éducation de la jeunesse : qu'est-ce qu'un adulte ? — Pierre-Henri Tavoillot

• Jeudi 3 mars : Les jeunes et les valeurs — Olivier GALLAND
Directeur de recherche au CNRS — GEMAS, auteur notamment de Les jeunes Français ont-ils raison d’avoir peur ? A. Colin, 2009 ; Sociologie de la jeunesse, Colin, dernière édition ; « Adolescence, postadolescence, jeunesse : retour sur quelques interprétations » in Revue française de sociologie, 42-4, 2001, p. 611-640 ; Les jeunes, La découverte, 1999 ; Nouvelles adolescences, N° spécial d’Ethnologie française, 2010 ; L’individualisation des valeurs, O. Galland et P. Bréchon (dir.), A. Colin, 2010.

• Jeudi 17 mars : La psychologie de l’adolescence : état des débats — Dr Jean CHAMBRY,
Psychiatre et psychanalyste, responsable de l’unité « Urgences et liaison de psychiatrie infanto-juvénile » de la Fondation Vallée, CHU Kremlin Bicêtre, auteur notamment de Anorexies et boulimies à l’adolescence, Droin,

• Jeudi 31 mars : La question de la « culture jeune » — Paul YONNET (ss réserve)
auteur notamment de P. Yonnet, Le recul de la mort, Gallimard, 2006 ; Travail, loisir, Gallimard, 1999.

• Jeudi 28 avril : Jeunesse et politique — Anne MUXEL,
Directrice de recherche au CNRS (CEVIPOF), auteur notamment de Les jeunes et la politique, Hachette, 1996 ; L’expérience politique des jeunes, Presses Sciences Po, 2001 ; Les étudiants de Sciences Po. Leurs idées, leurs valeurs, leurs cultures politiques, Presses de Sciences Po, 2004, Avoir 20 ans en politique, Seuil, 2010.

• Jeudi 12 mai : Devenir adulte en Europe — Cécile VAN DE VELDE
Maître de conférences en sociologie à l’EHESS, membre de l’équipe de recherche sur les inégalités sociales ; auteur notamment de Devenir adulte : sociologie comparée de la jeunesse en Europe, PUF, 2008

• Jeudi 26 mai : — Conclusions

mardi 16 novembre 2010

Programme 2011

Chers amis du Collège de philosophie,

Voici enfin quelques nouvelles du programme 2011 !

La première séance aura lieu le Samedi 8 janvier 2011 (amphi Michelet, 14h-17h), Penser le commerce d'organes, avec Ph. Steiner, R. Ogien, Fl. Bellivier, V. Gateau, C. Billier.

Cette séance, animée et organisée par Cassien Billier, sera consacré à une discussion du livre de Ph. Steiner sur La transplantation d'organes, Gallimard.

Pour les autres séances voir le programme ci-contre.

mercredi 3 novembre 2010

Conférence publique de Jean-Marc Ferry

Le Collège de Philosophie a le plaisir d'annoncer la

Conférence publique de Jean-Marc Ferry sur « L'Homme européen » (1ère Partie), qui se tiendra
le samedi 13 novembre 2010, de 9h à 12h, dans l'Amphithéâtre de la Bibliothèque Sainte-Barbe,
4 rue Valette, Paris 5e.)

La 2e partie de cette conférence aura lieu, le samedi 20 novembre 2010, de 9h à 12h (même lieu).


Cette conférence inaugure un séminaire consacré à « Prendre philosophiquement au sérieux le projet politique européen », dont le programme sera annoncé en séance.

dimanche 3 octobre 2010

Retard du programme des conférences !

Chers amis,

Du fait des travaux en Sorbonne, nous ne connaissons pas encore la disponibilité des amphis pour la saison 2010/2011, ce qui explique le retard dans la parution de notre programme.

Encore un peu de patience, donc …
et merci pour votre fidélité

L'équipe du Collège de PHilosophie

dimanche 13 juin 2010

Il n'y a plus de génération !

Entretien avec PHT paru dans Rue Saint-Guillaume (n° 158, avril 2010)

Comment qualifieriez vous la génération des 30-40 ans?

J'éprouve un certain malaise à parler de génération la concernant. Pour faire une génération, il faut à la fois un événement historique et une conscience, qui accompagnent le passage à l’âge adulte. On parle ainsi de la génération de la Résistance, de la génération 68, sorte de « résistance à la Résistance ». Mais comment définir les 30-40 ans d’aujourd’hui ? Pour elle, aucun marqueur fiable, aucun drame fondateur. Doit-on parler de génération internet ? De génération i pod ? De génération « Y » ? Ce sont souvent là des formules de publicitaires en quête de tendances. Nos sociétés vivent à l’écart des drames historiques. C’est sans doute temporaire, mais cela explique l’épuisement actuel du fait générationnel … en attendant la fin de « la fin de l’histoire ».

Est-ce à dire aussi que les 30-40 ans sont des individualistes forcenés.

Je ne crois pas. Car s’il n’y a pas de communauté historique de destin pour cette classe d’âge, il y a une similitude existentielle. 30-40 ans, c’est un moment très particulier de la vie. C’est l’entrée dans l’âge adulte, au cours de laquelle, en très peu de temps, il faut faire face à tous les défis : fonder une famille, faire carrière, être performant dans tous les domaines, même dans ses loisirs ! Et tout cela, avec une exigence de bonheur sans doute bien plus puissante que jadis. Cette phase réputée hyperindividualiste, est sans doute celle sur laquelle pèsent le plus de responsabilités [avec une énorme concurrence des temps privés et professionnels].

On entend pourtant beaucoup se plaindre cette classe d'âge. Notamment au sein de l'entreprise où elle guette les départs en retraite des baby-boomers.

Le scénario d’une guerre des âges me semble insuffisant. Il y a bien une lutte des places dans l’entreprise ou en politique, avec une génération 68 qui aspire à ne rien lâcher. Mais l’ambition a aussi élargi son registre : elle vise moins le seul pouvoir qu’un épanouissement plus global de l’existence. Réussir dans la vie ne semble plus une garantie absolue de réussir sa vie.

La guerre des générations n'est donc pas d'actualité.

En effet. D’abord parce qu’il n’y a plus de génération. Et ensuite parce qu’on observe une solidarité sans cesse croissante entre les âges dans le cadre familial. L’aide quotidienne (coups de main, garde d’enfants, …), financière (donations et transferts) et « réticulaire » (faire bénéficier ses proches de son réseau) ne cesse de s’accroître . Loin de disparaître, la famille s’est dotée d’un nouvel esprit qui se renforce et dont les 30-40 sont à la fois objet et sujet.

Le plus bel âge donc ?

Pas forcément, car il est traversé aussi par la fameuse « crise du milieu de la vie ». Si on n'a pas atteint ses objectifs professionnels, familiaux- on se dit que c'est trop tard. Et si on les a atteints, on se demande ce qui reste à faire. C’est l’âge de ce que les théologiens appelaient le « démon de midi», forme de mélancolie submergée par la question : "A quoi bon ?" L'ermite répond à cette angoisse et à la nausée qui l'accompagnent par une bonne sieste, prélude à la sérénité du soir …

Comment gérer le plus sereinement possible cet âge de la vie ?

Les Grecs comparaient la vie (bios) à un arc (bios). Et Aristote considérait que l'on atteignait le sommet à 35 ans pour le corps et à 49 ans « environ » pour l'esprit. Aujourd'hui, nous refusons de voir un sommet à notre vie. On considère toujours que l'on sera plus performant demain, sur le plan physique et intellectuel d'ailleurs. Notre summum est repoussé jusqu'à la mort. Cela aide peut-être à (oublier de) vieillir mais cela fait de nous d'éternels insatisfaits.

Propos recueillis par Laurent Acharian (CRH 2000)

Pourquoi des intellectuels ?

Paru dans Philosophie magazine (juin 2010)

Par Pierre-Henri Tavoillot

« De quoi l’avenir intellectuel sera fait ? ». Cette question, Pierre Nora et Marcel Gauchet, l’avaient posée en 1980, dans le numéro 4 de la toute jeune revue Le Débat, à une vingtaine de jeunes hommes (et une femme), qui commençaient à « sortir du bois ». Il y avait là déjà, mais tout petits : Adler, Bruckner, Dupuy, Finkielkraut, Ferry, Kriegel, Lipovetsky, Marion, Miller, Mongin, Raynaud, Todd, etc. qui, depuis, ont largement confirmé les espoirs placés en eux. De ce point de vue, la clairvoyance de l’équipe du Débat force l’admiration. Ce qui n’est pas tout à fait le cas des intéressés eux-mêmes. Ils sont d’ailleurs les premiers à le reconnaître en faisant l’expérience douloureuse de relire aujourd’hui leurs articles de jeunesse. Car 30 ans, c’est long … même pour ceux qui sont parmi les plus brillants de leur génération. On est alors avant la victoire de la gauche, la chute du mur, la mondialisation, le 11 septembre, la crise financière, … Par où l’on voit que l’avenir intellectuel dépend de l’avenir tout court, qui reste, hier comme aujourd’hui, contingent. Mais, si l’on quitte le domaine de la prévision, pour celui de l’espérance et des vœux, il se dessine dans ces textes comme un sentiment commun qui forme une identité générationnelle. Deux traits pourraient l’identifier.

D’abord, la fin de la figure tutélaire. Il y eut la génération Barrès, le moment Gide, la période Sartre. La vie intellectuelle fut longtemps dominée par un nom à l’ombre duquel tout se passait, pro et contra. Avec la mort de Sartre, on quitte le « monothéisme » ; les idoles se multiplient et Lacan, Foucault, Bourdieu, Althusser, Derrida se retrouvent ensemble dans l’Olympe controversé de la « Pensée 68 ». Face à elle et après elle, la génération des années 80 acte le désenchantement de l’intellectuel, qui choisit ( ?) de n’être plus ni maître ni prophète. On y perd certes en panache, mais on y gagne en intelligibilité, qui se manifeste dans l’humble (ou coquette) honnêteté avec laquelle ces auteurs se relisent en 2010. D’où aussi un second trait : cette génération entendait se situer au-delà de la seule fonction critique. Il y eut certes, chez elle, la tentation « de déconstruire la déconstruction », mais qui ne pouvait constituer (sauf à vite sombrer dans l’absurde) une fin en soi. Dans le désarroi démocratique, après la philosophie du soupçon, on attendait une pensée des repères : et celle-ci est toujours espérée.

C’est ce qui incite à se pencher sur la troisième partie de l’ouvrage, qui concerne la génération qui vient, celle des trentenaires d’aujourd’hui. On verra dans trente ans si la clairvoyance du Débat est la même, mais là encore, en admettant que la liste soit représentative, plusieurs traits se dégagent.

D’abord le fait que les médias aient supplanté l’université comme lieu d’exercice du magistère. Cette nouvelle génération s’épanouit, en effet, moins dans les amphis que dans les pages littéraires des journaux (Eric Aeschimann, Jean Birbaum, Fabrice Hadjadj), à la radio et à la télévision (Raphaël Enthoven, Joy Sorman) ou dans la blogosphère (Nicolas Vanbremeersch). Désinstitutionnalisée, elle est aussi féminisée. Même si la parité n’est pas encore de mise, l’intellectuelle a cessé d’être la notable exception. Troisième trait : la fin du privilège de la philosophie. Si elle continue de servir de voie d’entrée ou de supplément d’âme, elle n’exerce plus de monopole. L’avenir intellectuel sera aussi celui des mathématiciens (Yoann Dabrowski), des neurologues (Lionel Naccache), des sociologues (Cécile Van de Velde), des économistes, des historiens (Mara Goyet), des romanciers, des politiques même (Aurélie Filipetti), … et dans un esprit, annoncent-ils presque unanimement, moins franco-français ! C’est aussi ce qui explique l’impression d’éclatement. Car pour faire une génération, il faut un marqueur historique et une conscience collective. Or, l’un et l’autre font défauts. Le terme s’est même de nos jours singulièrement édulcoré : après la génération de la Résistance et les soixanthuitards, ce fut le tour des générations « Mitterrand », « Bof, Y ou why generation », « Internet », « Facebook ». Indice marketing et non plus historique, le phénomène subit une dégradation progressive. Jusqu’au jour oùù — mais comment le souhaiter ? —l’histoire conflictuelle et le tragique reprendront la main.

Il y a pourtant une profonde unité dans tous ces textes. Car sous la question du Débat, se cache une énigme : qu’est-ce qui pousse des jeunes gens talentueux à s’engager dans la vie de l’esprit ? Qu’est-ce qui les conduit à devenir des « intellectuels », plutôt que des hauts fonctionnaires, des chefs d’entreprises, ou quoi que ce soit d’autre ? Depuis Pétrarque, au moins, la figure de l’homme de lettres constitue un modèle de vie réussie pour une humanité réduite à elle-même. Pour son salut, il faut lire (puiser les secrets de la condition humaine), écrire (faire son miel), parler (diffuser sa pensée), et — surtout — rester … en étant à son tour lu par les générations suivantes. C’est bien la question clé : au-delà de la prétention à la vérité, au-delà de la fonction critique, l’intellectuel pense toujours qu’il se sauve en pensant. Et ceci, au moins, n’a pas changé.

De quoi l’avenir intellectuel sera fait ? Trente ans du Débat, Le Débat-Gallimard (en librairie le 25 mai).

lundi 17 mai 2010

L'ENIGME DE L'ENFANCE (29 mai 2010)

9h15 – 17h30 - Amphi Descartes

17 rue de la Sorbonne (75005 Paris)

Journée d’études

La question de l’enfance a pris une place considérable dans la production scientifique contemporaine. Psychologie, histoire, anthropologie, sociologie, droit, philosophie, sciences de l’éducation, sciences politiques … : toutes les sciences de l’homme se sont mobilisées massivement dans ce domaine. Mais cet accroissement formidable s’est aussi accompagné d’une fragmentation colossale des champs d’investigation et des questions en débat. D’où le sentiment d’un éclatement des savoirs, d’une certaine confusion et, au bout du compte, d’une perte de ce qui pouvait apparaître au départ comme l’espoir d’une approche globale de l’enfance. Cet éclatement et cette confusion sont ressentis, semble-t-il, de manière particulièrement vive par ceux qu’on peut appeler au sens très large les « professionnels de l’enfance ». Tous, qu’ils occupent des fonctions éducatives, culturelles, sanitaires, sociales, répressives, judiciaires, etc., sont confrontés à cette « enfance » toujours plus présente, infiniment valorisée, mais toujours plus énigmatique. Quels en sont les seuils, les étapes et les limites ? Comment la distinguer de l’adolescence et de la jeunesse ? Y a-t-il des nouveaux jalons pour le passage à l’âge adulte ?

Ce désarroi a fourni l’axe directeur d’un séminaire annuel de recherche à l’Université Paris-Sorbonne qui a accueilli d’éminents représentants des disciplines concernées. Pour en assurer la conclusion le CUIP (Comité Universitaire d’Information Pédagogique), le Collège de Philosophie et l’Equipe d’Accueil « Rationalités contemporaines « (Université Paris IV) ont uni leurs forces pour établir les conditions d’un échange autour d’une question aussi simple que redoutable : « Quels sont, selon vous, les contenus savants et les problématiques (débats, questions) que votre discipline est susceptible d’offrir comme repères essentiels et comme guides d’action aux professionnels de l’enfance ? » Cette journée d’étude a pour ambition d’esquisser une réponse.

Journée organisée en partenariat avec

le CUIP (Comité Universitaire d’Information Pédagogique)

et l’Equipe d’Accueil « Rationalités contemporaines » (Paris IV)

Programme

MATIN L’ENFANT A L’ECOLE

9h30 — Ouverture des travaux

• Pierre-Henri Tavoillot, Président du Collège de Philosophie

• Martine Safra, Présidente du CUIP

9h50Louis Cros et Gustave Monod fondateurs du CUIP : De l’explosion scolaire au le collège unique : Jean-Paul Delahaye (IGEN)

10h15 — Table ronde avec les lauréats du Prix Louis Cros et de la Bourse du CUIP, animée par Gaston Mialaret (Professeur honoraire à l’Université de Caen, président d’honneur du GFEN).

- Manon Pignot : « Allons enfants de la patrie ? Filles et garçons dans la Grande Guerre : expériences communes, construction du genre et invention des pères (France, 1914-1920) »

- Hacina Ramdani : Filles et fils d’immigrés à l’université : le cas lyonnais 1950-1990

- Hélène Charton : Synthèse sur l’histoire comparée de l’éducation en Afrique au XXè

- Marie-Pierre Litaudon : les abécédaires.

11h 15 — Albert Prévos (IGEN) et François Muller : L’enfant à l’école, ici et ailleurs, aujourd’hui et demain

[DEJEUNER LIBRE]

APRES-MIDILes défis d’une définition de l’enfance

14h30 — Table ronde : avec Eric Deschavanne (Collège de Philosophie, Conseil d’Analyse de la Société) — Jean-Noël Luc (Paris IV, ss réserve) — Dominique Ottavi (Caen) — Jean-Claude Quentel (Rennes) — Dominique Youf (PJJ, Rationalités contemporaines). Animée par Pierre-Henri Tavoillot (Collège de Philosophie, Paris IV).

à Où en est-on des stades et des seuils ? Protéger, éduquer ou punir ? ; Que pourrait un service public de la petite enfance ? Quel rôle pour la famille ? La psychologie est-elle la science de l’enfance ? Actualités et enjeux de l’histoire de l’enfance …

Discussion

17h : Conclusions des travaux

Lieu : Université de Paris-Sorbonne, 17 rue de la Sorbonne, Paris Ve

Entrée libre dans la limite des places disponibles

Contacts : collegedephilo@aol.com — phtavoillot@gmail.com

Blog - Site : http://collegedephilosophie.blogspot.com

mercredi 31 mars 2010

Séance annulée !!

La séance du 6 avril 2010 sur « le nouveau désordre intellectuel » est ANNULEE en raison d'une indisponibilité d'Alexandra Laignel-Lavastine.
Elle sera reprogrammée à l'automne 2010.

jeudi 11 mars 2010

Faut-il restituer la rançon d'indépendance d'Haïti ?

Vous trouverez ici les éléments d'un échange sur une question qui mérite réflexion : faut-il envisager la restitution de la rançon d'indépendance que la France a exigé d'Haïti ? Une initiative d'étudiants haïtiens, amis du Collège de Philosophie, a suscité une discussion dont voici les éléments.

En 2003, à la veille de la célébration du Bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti, une demande en ce sens avait été formulée, le Président français d’alors, M. Jacques Chirac, profitant des dissensions internes, lui avait opposé une fin de non-recevoir.

Aujourd’hui devant l’urgence de la situation que connait Haïti suite au séisme du 12 janvier 2010, cette question doit être remise sur le tapis.

D’ici à mercredi, nous avons besoin de réunir un millier de signatures pour que la pétition soit recevable. Votre signature est fondamentale car elle peut faire la différence.

Une fois que vous aurez apposé vos noms et prénoms au bas de cette pétition, nous vous prions de la faire circuler dans vos réseaux à partir de votre courrier, en nous mettant en copie conforme, à l'adresse e-mail suivant: haitirenaissance@gmail.com ou directement à partir du lien : http://www.ipetitions.com/petition/restitution_1825_reconstruction_haiti_2010/

Merci pour votre collaboration et cordiales salutations.

Restitution de la dette de l’Indépendance pour la Reconstruction d’Haïti.

Pétition internationale citoyenne à l’occasion de la visite en Haïti

du Président de la République française Nicolas Sarkozy.

Depuis le 12 janvier 2010, suite au terrible séisme qui a ravagé Haïti et fauché la vie de plus de 200.000 personnes, le malheur d’Haïti est porté au devant de la scène internationale. Passées l’émotion forte et la compassion des premiers moments, il faut penser à la reconstruction d’Haïti et surtout aux moyens financiers à mobiliser en vue de cette reconstruction.. Les premières estimations avancent le chiffre d’une dizaine de milliards de dollars pour une première relance. Où le pays va-t-il trouver ces fonds ?

Le président français, Nicolas Sarkozy, sera en Haïti le 17 février prochain. Première visite d'un chef d’État français sur le sol d’Haïti depuis son indépendance, c’est l'occasion de revenir sur le sujet de la restitution de la dette de l’indépendance crucial, tant pour Haïti (ancienne colonie française qui fut son grenier durant tout le 17eme et le 18eme siècles) et la France que pour l’Humanité tout entière.

De manière systématique, les médias occidentaux se plaisent à rappeler à la face du monde qu’Haïti, ancienne colonie française et premier État Noir du monde, est le pays le plus pauvre de l’Hémisphère, sans expliquer les causes profondes de cette pauvreté.

Haïti est le deuxième pays indépendant d’Amérique après les États-Unis en 1776. Ironie du sort, le premier est aujourd’hui économiquement le plus puissant de la planète ; le second est le plus pauvre du continent. Cela n’est pas le résultat d’une fatalité ni d’une malédiction.

Après avoir subi les affres de l’esclavage et du colonialisme de 1492 à 1803, au cours de la première moitié du 19e siècle et jusqu’en 1946, la jeune nation haïtienne a été contrainte de payer un tribut à la France pour être reconnue par la communauté internationale esclavagiste et colonialiste à l’époque.

Ce tribut, fixé d’abord à 150.000.000,00 Francs or, par la suite réduit à 90 millions, a été versé jusqu’au dernier centime par la premier État Noir à la patrie des Droits de l’Homme. Que cela soit au point de vue économique, social, voire écologique, les conséquences de cette dette odieuse et colossale sur le développement du pays ne sont plus à démontrer. Tous les historiens s’accordent à dire que cette rançon imposée par le fort au faible a hypothéqué le devenir haïtien. Par la suite, des jeux de l’impérialisme et du racisme blanc, l’île, jadis, la plus riche et la plus prospère sombra dans la misère et dans l’incapacité de construire une économie florissante.

Comme l’écrivait déjà en janvier 2004 Louis-Philippe Dalembert, la France n’est pas sortie grandie de cette dette immorale et inique. Ainsi, aujourd’hui plus que jamais, alors qu’Haïti est à nouveau à la croisée des chemins de la reconstruction nationale, la nécessaire question de la Restitution de la dette de l’indépendance, déjà soulevée en 2003, est à l’ordre des priorités pour donner à cette République de la Caraïbe un nouveau départ.

Aujourd’hui, plutôt que de miser sur les hypothétiques investissements de capitaux étrangers ou sur les prêts du FMI ou de la Banque Mondiale et sur la raison mercantile capables de redynamiser l’économie haïtienne et de favoriser la reconstruction du pays, il nous semble nécessaire d’exiger de la France qu’elle rembourse à Haïti la rançon équivalent à 21 milliards (estimation en USD, 2004) qu’elle a reçue de 1825 à 1946.

Il ne fait aucun doute que la restitution de ces fonds pourrait constituer un complément substantiel à la politique de reconstruction et de développement d’Haïti. Avec cet argent, la nation haïtienne pourra ériger des écoles, des hôpitaux, des logements sociaux respectant des normes parasismiques, des universités. Des infrastructures de communication, des routes, des ponts, des barrages, des canaux d’irrigation, des centrales électriques à énergie renouvelable pourraient être réalisés. On pourrait enfin envisager sérieusement la relance de l’économie nationale: recapitalisation de la paysannerie, de l’artisanat, de l’agro-industrie, et de l’industrie locale pour redynamiser le marché national, la nourriture deviendrait abondante et l’idéal de sécurité alimentaire serait atteint...

Voila pourquoi nous exigeons la restitution de la rançon payée par Haïti à la France pour la reconnaissance de son indépendance à partir de 1825. Comme cela a été déjà signalé, cette somme est due par la République de France à la République d’Haïti. Il s’agit maintenant de discuter des formes de remboursement.

Dans la grande tradition révolutionnaire des 18e et 19e siècles, la République française a toujours manifesté une volonté d’être à l’avant-garde de l’histoire humaine universelle ! Que cela soit l'occasion de la mettre à l'épreuve de son passé colonial esclavagiste et de sa volonté de rupture avec cette partie sombre de son Histoire.

En restituant à Haïti ces fonds injustement spoliés, la France peut aider Haïti à reprendre en main sa destinée et à mettre fin, en toute autonomie et dans la dignité, à l’insupportable souffrance, et ce sans avoir pour cela à liquider son histoire, son héritage et sa fierté. Ce ne sera que justice !!!


Réponse de Pierre-Henri Tavoillot

Cher Fritz Calixte,

Je vous remercie de votre message. Vous savez combien le sort d'Haïti me préoccupe et l'affection qui me lie à ce pays que j'ai découvert il y a quelques années à l'occasion d'un séjour d'enseignement. Le récent séisme m'a profondément bouleversé et je m'efforce aujourd'hui de trouver les moyens de faire en sorte que la mobilisation émotive des premiers jours se poursuive par des actions durables. Néanmoins, en dépit de cette profonde sympathie, je ne peux me joindre à votre démarche de demande de restitution.

La dette de l'Indépendance était abjecte, la responsabilité de la France dans les difficultés actuelles d'Haïti est incontestable, mais je crois qu'en demander la restitution est une erreur. Il y a, vous le savez, beaucoup de discussions et d'arguments sur cette question des « réparations », au moins depuis celles, fameuses, que l'Allemagne était censée devoir à la France à la suite de la Première guerre mondiale.

J'ai tiré de l'examen de ces arguments un certain nombre de réserves, dont je vous livre la principale. Un tel remboursement pourrait laisser croire qu'il s'agit d'une affaire purement comptable et que la responsabilité d'un crime pourrait s'effacer par un simple virement bancaire, tout comme la séculaire tragédie d'Haïti. Mais c'est parce qu'elle a commis cette abjection que la France a une responsabilité et un devoir particuliers à l'égard d'Haïti. C'est au nom de cette faute qu'on doit exiger que l'aide soit plus importante, et non dans l'espoir vain d'un remboursement, dont vous savez bien qu'il ne fera pas de miracle quel que soit son montant. Car on ne peut pas demander au droit de refaire l'histoire, — c'est même extrêmement périlleux — ; on doit seulement veiller à ce qu'il puisse l'accompagner de la manière la plus juste possible. Etre vigilant sur le montant et l'efficacité de l'aide sans exiger le remboursement de cette dette indigne, voilà la ligne de conduite qui est la mienne. C'est la principale raison pour laquelle je ne puis m'associer à votre démarche, malgré toute la sympathie et l'affection que j'éprouve pour la cause que vous défendez. J'espère que vous ne m'en voudrez pas.

Bien cordialement,

Pierre-Henri Tavoillot


Lettre de Josué Pierre

Cher Tavoillot,

Je viens de lire votre échange avec mon ami Fritz Calixte. C’est toujours pour moi un plaisir de vous lire. Je suis très content de lire votre argumentaire concernant la pétition que nous avons formulée et votre idée m’a incité à approfondir davantage mes réflexions. Je vous livre ici ma pensée.

Sans doute est-il bien des façons de s’interroger sur l’applicabilité des questions de justice historique ou de justice globale. Je voudrais bien quand même avancer pour quelles raisons, même si votre argumentaire me parait très juste dans sa portée, il ne me semble pas devoir s’appliquer au cas d’Haïti.

En effet, j’ai l’intime conviction qu’une demande de réparation pour l’esclavage en des termes comptables serait plus qu’une erreur, ce serait une faute morale. Mais voyez-vous cher Tavoillot, notre démarche ne s’inscrit nullement dans une telle perspective. On s’y oppose même. On a pris le soin de ne pas parler de réparation dans la formulation de cette demande, mais bien plutôt de restitution. La raison en est simple. Il ne s’agit pas de demande formulée pour les trois siècles d’esclavage qu’a connu Haïti, ce qui se situerait dans la droite ligne de la demande de réparation et laisserait « croire qu’il s’agit d’une affaire purement comptable et que la responsabilité d’un crime [en l’occurrence ici le crime contre l’humanité] pourrait s’effacer par un simple virement bancaire ». S’il s’agissait de cela, vous auriez tout à fait raison. Tout au moins, s’agit-il ici que de restitution au sens juridique premier de « action de rendre ce qu’on possédait indûment » ou de remise à leurs propriétaires d’objets détournés. Qu’est ce qui permet de justifier cet argument historico-juridique ?

La révolte des esclaves Haïtienne éclata en 1791 dans le sillage de la révolution française de 1789 et Haïti proclame son indépendance en 1804 après une guerre longue de 13 années. Pendant vingt ans à la suite de son indépendance proclamée, Haïti est l’objet d’un blocus international et résiste aux divers assauts de rétablissement de l’esclavage par la France (exploit haïtien rendu possible aussi par l’affaiblissement des puissances navales -France, Espagne, Angleterre -qui se battent aussi entre elles pour le contrôle des mers).

C’est dans ce contexte que la rançon de l’indépendance va se mettre en place en 1825. Charles X accepte de reconnaître l’indépendance d‘Haïti moyennant le versement de la somme de 150 millions de francs or, et d’autres décisions de tarifs préférentiels (réduction de moitié des taxes douanières) dans le commerce avec la France, sous la menace grandissante de canons qui devaient favoriser le rétablissement de l’esclavage. Or –d’où le moment historico-juridique central de mon argument- la France avait signé en 1815 un traité (le traité de Vienne) qui stipulait l’interdiction de réintroduire l’esclavage là où il avait été aboli, comme en Haïti. Donc, l’ultimatum de Charles X à Haïti de signer la reconnaissance de dette de l’indépendance sous menace de réintroduire l’esclavage était illégal au regard même de la loi Française.

Ainsi, ce qu’on demande de restituer n’est pas tant une somme d’argent hypothétique, un vil prix qui serait mis sur la souffrance de trois siècles de déportation et d’esclavage. Il s’agit donc - à côté des gestes de réparations morales nécessaires pour la mémoire partagée et lourde de signification dans l’histoire des deux peuples - de la remise d’une somme extirpée illégalement d’un peuple sous la menace des canons.

En effet, cher Tavoillot, je pense que pour ma part, formuler la demande de restitution dans ce cadre que je viens de préciser, permet précisément d’échapper aux difficultés que vous avez justement soulignées. Aussi, voudrais-je verser au dossier un autre élément technique de politique internationale, élément dont l’analyse m’incite à préférer la restitution à l’aide internationale dans le cas d’Haïti. Depuis que je réfléchis sur la question du sens de l’aide au développement dans le contexte postcolonial de la justice globale, je me fais la conviction que l’aide au développement, comme remède au sous-développement, est pire que le mal. En effet, quand on analyse le mécanisme du système de l’aide internationale, on en trouve trois paramètres parfaitement enchevêtrés et qui constituent un cercle vicieux qui empêchent aux pays pauvres de se développer.

Premier paramètre : le don. Le don, dans l’aide internationale est tout ce qu’on reçoit sous forme d’assistance humanitaire. Ainsi les médicaments, la nourriture, le travail des experts internationaux etc. Si le don peut se révéler important dans des situations catastrophiques, il peut se révéler également redoutable comme arme de conquête de marché par les grandes puissances. Pour vous donner un exemple, les Etats-Unis ont fait dons très généreusement à Haiti de beaucoup de riz pendant la décennie de la fin des années 80 et 90. Conséquences : le riz américain remplace la culture vivrière haïtienne en sorte qu’aujourd’hui nous dépendons à 75% du marché américain pour notre approvisionnent en produit rizier. On ne peut plus se passer du riz de Miami tout en ne cultivant plus ou presque de riz en Haiti.

Deuxième et troisième paramètres : le prêt et le service de la dette générée par le prêt. Le prêt contracté en général auprès des institutions de Bretton Woods (BM et FMI) permet aux petits pays de financer des projets de leur développement. Cependant, le conditionnement du prêt (ajustement, privatisation etc.,) est tellement paramétré par les intérêts des grands pays dans le cadre du libéralisme économique, que le prêt à l’arrivée ne fait que grossir la dette des petits pays. Et c’est à ce niveau que se met en place le service de la dette, un cycle infernal de somme faramineuse où les pays pauvres financent pour beaucoup le niveau de vie élevé des pays riches. Dans ce sens, bien souvent il s’avère préférable pour les institutions internationales d’annuler une dette au lieu d’en annuler le service, c'est-à-dire l’intérêt que leur doivent les pays pauvres.

Dit en termes concrets par rapport au cas d’Haïti, le président Nicolas Sarkozy vient de promettre une aide substantielle de 326 millions d’euros à Haïti. Il promet aussi d’annuler la dette d’Haïti envers la France qui est de 53 d’euros. En général qu’est ce que cela signifie ? On ne sait pas à combien s’élève le service de la dette dont l’annulation n’a pas été annoncée. Mais aussi pour les millions promis, on ne sait pas quel montant sera alloué sous forme de don, ni quel montant sera disponible sous forme de prêt. En fait, le système de l’aide internationale dans le contexte du libéralisme économique des institutions financières depuis plus d’un demi siècle d’existence n’a jamais permis à aucun pays de se développer. Or, Haïti a besoin de 14 milliards de dollars pour sa reconstruction. Ce ne sont pas les quelques centaines de millions promis dans le cadre du fonctionnement du système international qui vont faire une différence. J’en veux pour preuve : la diapora haitienne envoie chaque année en Haïti, en termes de transfers d’argent 1.6 milliards de dollars. Malgré l’importance de cette somme pour l’économie nationale qui représente 4 fois plus que ce que promet le président Sarkozy, elle ne peut pas assurer le développement.

De ce fait, Il faut sortir de la dépendance de l’aide internationale. Dans ce sens, la restitution ne pose pas d’objection morale puisqu’il ne s’agit pas de racheter la souffrance des anciens esclaves, mais de remettre à l’Etat Haïtien une somme d’argent dont tous les documents juridiques attestant de son versement illégal à l’Etat Français sont intacts et consultables. Néanmoins, sur le plan de l’économie morale, ce procédé peut aider l’Haïtien à sortir de la misère abjecte et à consolider davantage sa dignité d’être humain.

Au demeurant, les modalités du remboursement de la dette de l’indépendance doivent être pensées en fonction d’exigence fondamentale d’accompagnement du peuple haïtien dans son développement. Comme vous l’avez signalé cher Tavoillot, un montant de remboursement, quel qu’il soit, ne va pas faire de miracle. Voilà pourquoi pour ma part, je pense qu’au-delà mes mécanismes traditionnels d’aide au développement, il faut imaginer d’autres formes de coopération durable et efficace dans le cadre de la restitution. Par exemple, une coopération universitaire plus étroite entre la France et Haïti peut être une forme, un moment fondamental dans le processus de restitution. Je me considère par ailleurs comme un bon exemple de ce qu’un système de coopération clairement définie peut apporter à Haïti. Une partie de la jeunesse de ce d’Haïti peut bénéficier d’une politique cohérente et intelligente de restitution et, suivant d’autres modalités de réparations dont les principes ne sont pas antinomiques aux valeurs de la modernité.

Je me souviens comme si c’était hier, il y a un peu plus de dix ans maintenant, le professeur Renaut est venu en Haiti pour faire son séminaire de philosophie morale et politique. A cette époque, mes autres camarades de l’ENS de Port-au-Prince, on brûlait d’envie d’apprendre, mais on était malheureusement fortement soumis à un discours dogmatique, un marxisme sans le moindre vrai recul ou esprit critique. A la suite du séminaire de M Renaut, vous êtes venus en Haïti pour faire votre séminaire et c’était la première fois que nous étions exposés de façon intensive aux trois critiques de Kant, aux débats de philosophie éthique et politique dans la postérité du criticisme (Rawls, Habermas, Taylor…). Par la suite, les meilleurs d’entre nous étaient choisis par Bérard et nous avons été accueillis à suivre les cours à Paris. Cela a apporté une énorme révolution dans nos vies respectives. N’était-ce cette perspective ouverte pour le professeur Renaut et vous, je serais encore en Haïti, comme la plupart des jeunes de ma génération , à détester la France , et à la condamner moralement pour la misère d’Haïti, tout cela bien trempé dans un marxisme des éditions de Moscou dont Port-au-Prince était rempli. Je ne saurais donc aujourd’hui vous dire combien je vous dois à vous et au professeur Renaut. Il faut, à travers une politique de restitution, concevoir aussi ces genres de coopération universitaire qui peuvent offrir une perspective d’avenir à de jeunes Haïtiens. Pour le reste, même si je suis d’accord avec vous qu’« on ne peut pas demander au droit de refaire l’histoire », je voudrais toutefois souligner un passage que j’ai dû apprendre avec vous en faisant ma licence, qui se trouve dans je ne sais plus quel texte de M Renaut… « le droit doit demeurer comme le moment d’universalité fonctionnant à la fois comme critère de référence pour juger de la justice des lois positives ou comme horizon ou principe régulateur du politique… [et de l’histoire, (c’est moi qui ajoute)] »

Très amicalement,

Josué P.

Lettre de PH TAVOILLOT

Cher Josué,

Merci de votre réponse et de votre analyse qui m'éclaire en effet sur les intentions et les motifs de cette pétition en distinguant restitution et réparation, ce qui me paraît judicieux. Je n'avais de toute façon pas douté que votre démarche n'ait été mûrement réfléchie et solidement argumentée. Et c'est pour moi avec la fierté de l'ancien professeur que j'apprécie la fermeté de votre analyse.

J'aimerais cependant poursuivre cet échange en distinguant plusieurs niveaux d'argumentation : moral, juridique, économique et politique.

1) Sur le plan moral, je crois que l'accord est total sur la prémisse : la France, en exigeant une rançon d'indépendance a commis un crime. Pour utiliser une analogie (peut-être un peu paternaliste dans son esprit), c'est comme si un parent exigeait, au moment où son enfant part voler de ses propres ailes, le remboursement de sa dette éducative. Le passage à l'indépendance est un moment de grande fragilité, car il faut construire l'Etat et la Nation. De ce point de vue, l'exigence française fut scandaleuse. La question cependant qui se pose est de savoir (problème analogue aux crimes de Vichy) si la France républicaine de 2010 est liée à la France de Charles X et sq. (qui a encaissé). Si l'on admet la version Chirac (vs Mitterrand, pour qui Vichy n'était pas la République et n'engageait donc pas la France) de la doctrine, la France d'aujourd'hui est engagée par les crimes qu'elle a commis dans son passé. Mais la doctrine Chirac parlait de reconnaissance des crimes commis (devoir de mémoire), non de leur réparation (justice corrective). Bref, du point de vue moral, le choix se fait entre 1) irresponsabilité (la France de 1825 n'est pas celle de 2010), 2) reconnaissance (la France de 2010 doit reconnaître ses crimes passés) et 3) réparation (la France de 2010 doit réparer ses crimes passés). Pour les raisons indiquées dans mon précédent message, si je suis favorable à 2 — avec quelques réserves, qui tiennent au fait qu'il ne faut pas demander à un Parlement (droit) de décider d'une histoire « officielle » (fait) — je suis très réticent au 3. La France, moralement responsable de ses actes, n'a pas à réparer le passé, mais est engagée à une responsabilité particulière pour l'avenir.

2) Sur le plan juridique. C'est le cœur de votre argument : vous dites que l'exigence de rançon d'indépendance (justifiée, du point de vue français, par le manque à gagner produit par l'abolition de l'esclavage) était illégale au regard du droit français lui-même (traité de Vienne). L'argument est judicieux, mais toute la question est de savoir devant quelle instance le porter et le défendre. La démarche qu'il faudrait entreprendre ici serait de préparer une plainte et de la présenter à une cours internationale qui en jugera de la recevabilité et de la validité. La France devra être condamnée à payer. Par quelle instance ? Si l'argument est juridique, il faut une procédure judiciaire.

3) Votre troisième argument est économique et politique. Il part très justement des problèmes inhérents à l'aide au développement (qui produit de la dépendance et des effets pervers) et à la dette. L'argumentation se déplace ici du terrain de la morale et du droit à celui de l'efficacité en matière de développement économique. Il faudrait 14 milliards pour le développement d'Haïti. On a là un argument de type utilitariste : puisqu'il faut cette somme (qui minimiserait les peines), il faut la donner. Mais, toute la question, si on se place du point de vue de l'efficacité, est de savoir quelles sont les chances de l'obtenir. En admettant qu'une manne financière serait idéale pour le développement, au nom de quoi la France (sans y être forcée juridiquement) accepterait-elle de la fournir ? Cette exigence pourrait même avoir un effet négatif dans l'espace public français, du type : « on aide déjà beaucoup ce pays » — une aide d'ailleurs souvent détournée du fait de l'absence d'un Etat construit —, il veut encore plus ; qu'est-ce qui garantit l'efficacité de cette manne ?

Voilà quelques idées présentées sans aucune certitude, et qui ne se veulent en aucun cas, — j'espère que vous le comprendrez — une réfutation de votre démarche. Elle garde à mes yeux une force symbolique très grande, qui consiste à nous rappeler des éléments cruciaux de l'histoire de votre pays et du nôtre. De ce point de vue, elle me semble pleinement sensée et politiquement efficace.

Bien amicalement,

Pierre-Henri Tavoillot

lundi 18 janvier 2010

jeudi 14 janvier 2010

Entre soulagement et accablement

Chers amis, dans l'accablement terrible sur Haïti, deux motifs de soulagement : des nouvelles de quelques amis. Et ce message après beaucoup d'inquiétudes.
PHT
Cher Tavoillot,
Je vous remercie pour votre e-mail. Je vais bien mais les nouvelles sont accablantes. L'ENS de port-au-prince s'est littéralement écroulée alors qu'il y avait encore des étudiants qui passaient des examens, des professeurs et du personnel administratif. Les moyens manquent et les gens sont encore sous les décombres. Je n'ai pas encore des nouvelles de Bérard. Je sais qu'il devrait être à une réunion au moment du séisme. Le problème aussi en ce moment c'est l'impossibilité de rentrer en contact avec qui ce soit. Les téléphones ne marchent pas, les rues sont jonchées de cadavres, et la circulation est impraticable. On attend encore les secours pour commencer à enlever les masses de béton de L'ENS qui s'amoncellent. Je ne peux qu'espérer que le pire soit derrière nous. Mais le sort s'achane sur Haiti avec une main de fer. Je ne peux pas croire tout ce que voit ma seule génération.
Je vous remercie encore pour votre soutien moral. Merci d'avoir toujours été là pour moi. Je vous tiens au courant des nouvelles dès que je les ai.
Josué.

Haïti

Après les nouvelles terribles d'Haïti, nous pensons à tous nos amis, notamment aux étudiants de l'Ecole Normale Supérieure d'Haïti.

transmises par Jacky Dahomay