mercredi 16 janvier 2008

La philosophie politique de Sarkozy (IV) Laïcité

La Laïcité

Dans le discours de Latran (20 décembre 2007), on peut distinguer trois utilisations distinctes du terme de laïcité.
1) Le premier sens, fortement critiqué dans le discours, est celui de la laïcité anti-cléricale, celle qui entend « écraser l’infâme », dénoncer l’« opium du peuple » ou combattre l’obscurantisme des préjugés. Cette laïcité est critiquée, parce qu’elle se coupe de son passé et dénonce, par principe, toute démarche spirituelle comme une aliénation et oppression.
2) Le deuxième sens de laïcité pourrait être identifiée à la laïcité libérale et à l’esprit de tolérance. Son objectif n’est pas de lutter contre les religions ou les croyances, mais d’assurer leur coexistence pacifique dans les limites de l’ordre collectif. C’est une laïcité de neutralité, qui correspond, pour une part, à l’esprit de la loi de 1905, même si le discours de Latran affirme que « l’interprétation de la loi de 1905 comme un texte de liberté, de tolérance, de neutralité est en partie une reconstruction rétrospective du passé ».
On avait l’habitude, dans l’espace public français, de s’en tenir à cette opposition entre les « laïcards » (ou ayatollah de la laïcité) et les laïcs libéraux. Le discours ajoute une troisième conception de la laïcité : la « laïcité positive ».
3) La laïcité positive est une laïcité qui ne renie ni son histoire (ses « racines chrétiennes ») ni son horizon (l’espérance et l’aspiration à la transcendance). Elle est positive, car elle ne se contente pas d’être un cadre formel neutre, mais comporte un contenu (l’histoire chrétienne et l’espérance). D’un point de vue politique (et l’on retrouve ici les arguments de Rousseau sur la religion civile dans le Contrat social), ces deux éléments sont importants en ce qu’il produisent du « lien social » (c’est-à-dire une communauté de temps : passé, présent et avenir). Voici les formules : « un homme qui croit, c’est un homme qui espère. Et l’intérêt de la République, c’est qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui espèrent ». Il serait intéressant d’interroger Régis Debray sur ces questions, car c’est là une thèse qu’il a défendu si je ne me trompe.
A côté de cet argument politique, on trouve un argument moral : « La République a intérêt à ce qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de convictions religieuses. D’abord parce que la morale laïque risque toujours de s’épuiser ou de se changer en fanatisme quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini. Ensuite parce qu’une morale dépourvue de liens avec la transcendance est davantage exposée aux contingences historiques et finalement à la facilité ».
On peut faire deux objections fortes à ces arguments : 
a) D’abord, si, en effet, la religion lie le social, elle contribue aussi à le diviser, surtout à l’âge des identités. D’où le très grand risque de vouloir, à partir d’un strict point de vue instrumental (« la République a intérêt à … »), réenchanter le politique ! Ce n’est sans doute pas la voie la plus prudente ni la plus pertinente.
b) Ensuite, il est très discutable d’affirmer que les morales laïques sont faibles et fragiles. C’est certes la thèse de Benoît XVI, qui est là dans son rôle ; mais le Président de la République française n’est pas obligé de le suivre. D’autant qu’on peut dire, a minima, que les morales laïques ne sont pas moins fragiles que les morales indexées sur une transcendance : si celles-là peuvent dériver en relativisme et scepticisme, celles-ci sont constamment menacées de sombrer dans le dogmatisme et le fanatisme. Mais, une position forte est aussi tenable : ni la morale kantienne ni l’utilitarisme (laïques toutes les deux) ne sont des morales faibles : elles sont clairement normatives et relèvent de l’autonomie, qui est la plus puissante façon (et sans doute la seule) de vraiment fonder l’éthique. 
Au final, si l’idée de laïcité positive n’est pas en soi scandaleuse, il faudrait plutôt la considérer comme une synthèse (républicaine) des histoires de France : l’histoire chrétienne, la tradition anticléricale (qui en fait aussi partie) et la logique libérale qui a toujours du mal a émerger. Le modèle de la laïcité « à la française » est une tradition parmi d’autres (voir mon papier « La laïcité, c'est l'Europe », Le Monde, 1/12/05) qui mêle tout cela : c’est cette positivité là qu’il faut viser. Il y a, dans la laïcité positive défendue ici, un peu trop de négativité.
Ce qui se trouve renforcé par ce dernier passage sur les racines chrétiennes de l’histoire de France : « Arracher la racine, c’est perdre la signification, c’est affaiblir le ciment de l’identité nationale, et dessécher davantage encore les rapports sociaux qui ont tant besoin de symboles de mémoire » : cela sonne un peu trop barrésien (cf. Les Déracinés) à mon goût ! S’il faut plaider et même militer pour une meilleure connaissance critique des sources chrétiennes de notre histoire, gardons-nous de la tentation de faire de l’histoire notre code !
Autrement dit, si l'objectif de remettre du sens et des valeurs dans la politique est correct, il y a sans doute plus à inventer qu'à restaurer.
PHT

dimanche 13 janvier 2008

La philosophie politique de Sarkozy (III) Civilisation

Politique de civilisation : quatre interprétations.

Politique de civilisation : le concept avait été avancé plusieurs fois durant la campagne. Ce n'est donc pas un lapin sorti du chapeau. Reste qu'on ne voit pas encore très bien l’usage que Sarkozy entend en faire. En attendant : rappelons les quatre sens possibles de la formule … 
1) On parle d’UNE civilisation quand on désigne un ensemble de créations humaines (œuvres, techniques, institutions, règles, normes, croyances, savoirs et savoir-faire, …) propres à une société donnée, par quoi elle se distingue des autres sociétés. On parle également, et désormais de manière indifférenciée, de culture (terme que l’on devrait réserver à la partie la plus intellectuelle de la civilisation). Spengler (Le déclin de l’Occident, t. I, 1918) utilisait ce duo de manière particulière : les cultures sont des organismes vivants, qui se succèdent sans rapport les uns avec les autres. Ils connaissent une jeunesse, une maturité, un déclin : c’est alors que la culture devient civilisation. Dans ce contexte, une politique de civilisation est une politique qui prend acte de l’épuisement des potentialités et qui joue la carte « révolutionnaire conservatrice », à savoir : accélérer la décadence pour faire émerger le renouveau et/ou laisser faire le déclin en attendant la fin !
2) On parle également de LA civilisation (ou de LA culture) : c’est l’ensemble normatif, évolutif et hiérarchisé des créations humaines. C’est l’autre de la nature et le contraire de la sauvagerie, l’opposé de la barbarie. La civilisation désigne alors toutes les médiations que l’homme établit et qui l’éloignent de ce qu’il y a de plus naturel en lui : les règles de la parenté, la symbolisation, les mythes, … Pour distinguer ici culture et civilisation, on peut lire Kant (Idée d’une histoire universelle) : « Nous sommes cultivés à un haut degré par l’art et les sciences, nous sommes civilisés à satiété pour exercer les politesses et convenances sociales …» Etre civilisé, en ce sens, c’est être civil, c’est-à-dire savoir se comporter de manière pacifique avec les autres, même étrangers. La politique de civilisation,dès lors, c’est le processus d’adoucissement des mœurs, tel que, parmi d’autres, Norbert Elias, le décrit dans ses ouvrages sur la société de cour. Il analyse comment la Cour de France, afin de domestiquer et de neutraliser une noblesse sauvage, invente des « manières douces » de se comporter qui vont peu à peu se diffuser dans l’ensemble de la société.
3) Troisième interprétation possible : celle qui viendrait de l’affirmation qu’UNE civilisation (par exemple, moderne et occidentale) est LA civilisation, c’est-à-dire qu’elle représente donc la manière la plus excellente d’être humain. Inutile de faire un dessin : une telle conception de la civilisation débouche inévitablement sur une politique impérialiste. C’est même sa plus exacte définition, car l’impérialiste est un particulier qui se prend pour l’universel !
4) Le quatrième sens possible est celui défendu par Edgar Morin, mais dont Rousseau serait le premier théoricien dès le Discours sur les sciences et les arts qui l’a rendu célèbre. Pour lui, la civilisation est loin de ne comporter que des bienfaits : la science assèche l’esprit, la politesse amène l’hypocrisie, la société aliène et opprime. Mais, contrairement à ce que l’on dit souvent, Rousseau ne plaide pas pour un retour au « bon sauvage », qui est, à ses yeux aussi con que bon. Toute son œuvre vise un surcroît de civilisation. Il faut, dit-il, une réforme radicale (de la politique, Contrat social, et de l’éducation, Emile), qui permettrait de lutter contre ce qu’on appellerait aujourd’hui les effets pervers de la civilisation : les dangers de la technique, du progrès, de la destruction des communautés, de l’affaiblissement des repères traditionnels, bref tout ce qui, dans la civilisation, paradoxalement, rend l’homme moins humain, c’est-à-dire pour Rousseau, moins libre.
Quatre sens possibles, donc, et quatre politiques très différentes : on comprend que le terme puisse faire débat. Mais l’apparition de cette notion révèle aussi que l’idéologie « pragmatiste » tant vantée a ses limites et que quelques « grands desseins » sont nécessaires à la philosophie politique de Nicolas Sarkozy.
PHT

La philosophie politique de Sarkozy (II) Afrique

Sur le discours de Dakar : l'Afrique et l'histoire

Le discours de Dakar sur l’Afrique (26 juillet 2007) a fait débat. Certains (dont BHL, France inter 9/10/07) l’ont qualifié de franchement « raciste » ; d’autres, même à gauche (dont Jacques Julliard, Le Monde, 22/10/07), l’ont jugé digne et juste. Le passage controversé est le suivant : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles […] Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne, mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin » (p. 7/17).
Ces formulations, pour être évaluées, doivent être mises en rapport avec le début du discours qui contient quatre idées : 
1) Les Européens ont une responsabilité particulière en Afrique, parce qu’ils ont « désenchanté l’Afrique » (p. 3/17). Autrement dit, l’Europe a forcé l’Afrique à entrer dans l’histoire, mais d’une manière impérialiste, en imposant par la force, l’indifférence et l’incompréhension, un modèle de civilisation.
2) Cette colonisation fut une faute et elle fut la cause de crimes, dont la Traite négrière, véritable « crime contre l’humanité ».
3) Pour autant : d’une part, la colonisation n’a pas eu que des effets négatifs et elle ne saurait être considérée, d’autre part, comme l’unique responsable de tous les malheurs actuels de l’Afrique, ce que les africains ont parfois tendance à penser en évacuant leur responsabilité.
4) Enfin, les valeurs de la civilisation africaine sont « un antidote au matérialisme et à l’individualisme qui asservissent l’homme moderne » … « elles sont le plus précieux des héritages face à la déshumanisation et à l’aplatissement du monde » (5/17).
Au regard de ces formulations, l’accusation de racisme doit être évacuée, si les mots ont un sens : il n’y a pas d’essentialisation des identités (africaine ou européenne) ; leur rapport n’est pas conçu de manière conflictuelle ou hétérogène ; l’universel reste un horizon commun à explorer et non l’apanage d’une civilisation particulière. L’idée directrice est que l’Afrique a raté autrefois, son entrée dans la modernité à cause de la colonisation, et qu’elle persévère aujourd’hui dans cet échec, mais par sa propre faute. Rien à dire …
Là où le discours est ambigu, c’est dans la détermination de la « Renaissance africaine » qu’il appelle de ses vœux : d’un côté, il invite à une véritable entrée dans l’histoire (c’est-à-dire dans la modernité, dans le progrès, …) ; de l’autre, il en appelle aux valeurs africaines ancestrales, qui sont « pré- (voir anti-) historiques ». Bref, il y a comme une double contrainte : l’Afrique doit être de plus en plus moderne, tout en restant anti-moderne. L’idée n’est pas absurde en soi : « le défi de l’Afrique, c’est d’apprendre à regarder son accession à l’universel non comme un reniement de ce qu’elle est mais comme un accomplissement » (p. 8/17), mais est d’un tel niveau de généralité, qu’elle retombe dans le « prêchi-prêcha » que le discours voulait à tout prix éviter … : « je ne suis pas venu, jeunes d’Afrique, vous donner des leçons » (p. 7/17) ! En vérité, je vous le dis … Au final, un discours peut-être ambigu sur la modernité, mais pas scandaleux sur l'Afrique.

A noter aussi : le passage sur « une autre mondialisation, avec plus d’humanité, avec plus de justice, avec plus de règles » (p. 15/17).
PHT

La philosophie politique de Sarkozy (I) Président

La fonction présidentielle

Entretien avec Pierre-Henri Tavoillot paru dans L’Express (10-16 janvier 2008)

- En quoi la manière dont Nicolas Sarkozy exerce la fonction présidentielle marque-t-elle un tournant pour la politique ?
- Ce qui est déconcertant, c’est qu’il donne simultanément l’impression de la renforcer et de l’affaiblir. Il la renforce par sa pratique des institutions et son omniprésence médiatique ; mais il semble aussi l’affaiblir en faisant un pas de plus dans la désacralisation et la désymbolisation du pouvoir. En fait, il s’installe au cœur de ce qui est le paradoxe de l’homme politique depuis la Révolution française : d’un côté, il doit être un homme ordinaire qui exerce un job ordinaire ; de l’autre, il doit être un guide, un « élu », qui répond à un appel ou, pour reprendre la terminologie de Max Weber, à une vocation. Régis Debray, dans son De Gaulle, écrivait : « Le démocrate aime l’homme, il n’aime pas les grands hommes. Ceci, parce que cela. » C’est puissant, mais peut-être pas totalement juste, car le démocrate conserve une sorte de nostalgie de la « grandeur ». C’est la grande préoccupation de nos présidents ; celle qui minait Mitterrand, angoissait Chirac, et qui taraude et taraudera de plus en plus Nicolas Sarkozy : comment être grand dans la médiocrité démocratique ? Quant à nous, citoyens, nous voulons à la tête du pays des hommes qui nous ressemblent, et en même temps des grands hommes qui nous transcendent !
- Comment Nicolas Sarkozy tente-t-il de résoudre cette contradiction ?
- La résoudre est impossible ; tout au plus peut-il trouver un équilibre. Son diagnostic est clair : notre pays est dans une impasse, celle de l’impuissance publique. Contraintes économiques, mondialisation, fonction hyper-critique des nouveaux médias : tout cela remet en cause le pouvoir démocratique et son idéal d’une maîtrise par le peuple de son destin. Sarkozy a promis de reprendre la main : le volontarisme est affiché dans la mondialisation ; des promesses —, assez peu libérales, soit dit en passant — sont faites dans le domaine économique ; et vis-à-vis des médias, son hyperactivité les oblige à suivre, car c’est lui qui dicte l’agenda.
- Etre à ce point un président people, est-ce inédit ?
- C’est une stratégie ancienne, que Giscard d’Estaing avait inaugurée afin que le politique ne paraisse pas trop éloigné de la vie quotidienne. Car la « pipolisation » a des aspects démocratiques : une star vit une vie extraordinaire, dont on s’aperçoit qu’elle est extrêmement ordinaire, avec ses chagrins d’amour et ses ruptures. Sarkozy, président people, c’est la mise en scène à la fois de la réussite et de l’égalité : bref, c’est humain.
- La personnalisation du pouvoir présidentiel est-elle facteur de progrès démocratique ?
- L’élection, si spectaculaire, de 2007 a montré l’attachement des citoyens à cette personnalisation. Cela dit, le chef de l’Etat n’est plus le « cerveau de la société », mais une personnalité en laquelle la société se réfléchit, dans tous les sens du terme. Face à l’impression de dispersion, voire de disparition des pôles de décisions, Sarkozy a misé sur le besoin d’une réincarnation du lieu des débats et des grands choix. Evidemment, il se met aussi dans une situation délicate, en première ligne. Comment cela pourra-t-il durer une fois que le souffle de l’élection se sera dissipé ? Comment affrontera-t-il les échecs électoraux ? C’est là qu’on pourra voir si l’équilibre tenté tient la route.
Propos recueillis par Eric Mandonnet