La Laïcité
Dans le discours de Latran (20 décembre 2007), on peut distinguer trois utilisations distinctes du terme de laïcité.
1) Le premier sens, fortement critiqué dans le discours, est celui de la laïcité anti-cléricale, celle qui entend « écraser l’infâme », dénoncer l’« opium du peuple » ou combattre l’obscurantisme des préjugés. Cette laïcité est critiquée, parce qu’elle se coupe de son passé et dénonce, par principe, toute démarche spirituelle comme une aliénation et oppression.
2) Le deuxième sens de laïcité pourrait être identifiée à la laïcité libérale et à l’esprit de tolérance. Son objectif n’est pas de lutter contre les religions ou les croyances, mais d’assurer leur coexistence pacifique dans les limites de l’ordre collectif. C’est une laïcité de neutralité, qui correspond, pour une part, à l’esprit de la loi de 1905, même si le discours de Latran affirme que « l’interprétation de la loi de 1905 comme un texte de liberté, de tolérance, de neutralité est en partie une reconstruction rétrospective du passé ».
On avait l’habitude, dans l’espace public français, de s’en tenir à cette opposition entre les « laïcards » (ou ayatollah de la laïcité) et les laïcs libéraux. Le discours ajoute une troisième conception de la laïcité : la « laïcité positive ».
3) La laïcité positive est une laïcité qui ne renie ni son histoire (ses « racines chrétiennes ») ni son horizon (l’espérance et l’aspiration à la transcendance). Elle est positive, car elle ne se contente pas d’être un cadre formel neutre, mais comporte un contenu (l’histoire chrétienne et l’espérance). D’un point de vue politique (et l’on retrouve ici les arguments de Rousseau sur la religion civile dans le Contrat social), ces deux éléments sont importants en ce qu’il produisent du « lien social » (c’est-à-dire une communauté de temps : passé, présent et avenir). Voici les formules : « un homme qui croit, c’est un homme qui espère. Et l’intérêt de la République, c’est qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui espèrent ». Il serait intéressant d’interroger Régis Debray sur ces questions, car c’est là une thèse qu’il a défendu si je ne me trompe.
A côté de cet argument politique, on trouve un argument moral : « La République a intérêt à ce qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de convictions religieuses. D’abord parce que la morale laïque risque toujours de s’épuiser ou de se changer en fanatisme quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini. Ensuite parce qu’une morale dépourvue de liens avec la transcendance est davantage exposée aux contingences historiques et finalement à la facilité ».
On peut faire deux objections fortes à ces arguments :
a) D’abord, si, en effet, la religion lie le social, elle contribue aussi à le diviser, surtout à l’âge des identités. D’où le très grand risque de vouloir, à partir d’un strict point de vue instrumental (« la République a intérêt à … »), réenchanter le politique ! Ce n’est sans doute pas la voie la plus prudente ni la plus pertinente.
b) Ensuite, il est très discutable d’affirmer que les morales laïques sont faibles et fragiles. C’est certes la thèse de Benoît XVI, qui est là dans son rôle ; mais le Président de la République française n’est pas obligé de le suivre. D’autant qu’on peut dire, a minima, que les morales laïques ne sont pas moins fragiles que les morales indexées sur une transcendance : si celles-là peuvent dériver en relativisme et scepticisme, celles-ci sont constamment menacées de sombrer dans le dogmatisme et le fanatisme. Mais, une position forte est aussi tenable : ni la morale kantienne ni l’utilitarisme (laïques toutes les deux) ne sont des morales faibles : elles sont clairement normatives et relèvent de l’autonomie, qui est la plus puissante façon (et sans doute la seule) de vraiment fonder l’éthique.
Au final, si l’idée de laïcité positive n’est pas en soi scandaleuse, il faudrait plutôt la considérer comme une synthèse (républicaine) des histoires de France : l’histoire chrétienne, la tradition anticléricale (qui en fait aussi partie) et la logique libérale qui a toujours du mal a émerger. Le modèle de la laïcité « à la française » est une tradition parmi d’autres (voir mon papier « La laïcité, c'est l'Europe », Le Monde, 1/12/05) qui mêle tout cela : c’est cette positivité là qu’il faut viser. Il y a, dans la laïcité positive défendue ici, un peu trop de négativité.
Ce qui se trouve renforcé par ce dernier passage sur les racines chrétiennes de l’histoire de France : « Arracher la racine, c’est perdre la signification, c’est affaiblir le ciment de l’identité nationale, et dessécher davantage encore les rapports sociaux qui ont tant besoin de symboles de mémoire » : cela sonne un peu trop barrésien (cf. Les Déracinés) à mon goût ! S’il faut plaider et même militer pour une meilleure connaissance critique des sources chrétiennes de notre histoire, gardons-nous de la tentation de faire de l’histoire notre code !
Autrement dit, si l'objectif de remettre du sens et des valeurs dans la politique est correct, il y a sans doute plus à inventer qu'à restaurer.
PHT