mercredi 19 novembre 2008

La dignité a-t-elle encore un prix ?

Nous publions ce texte de Pierre Bétrémieux, actuellement doctorant à l'Université Paris-Sorbonne.

Le 10 décembre prochain sera certainement célébré le 60e anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1948. Pour la première fois, au sortir d’un demi-siècle où le monde dit civilisé avait connu les pires barbaries, figurait dans une telle Déclaration la notion de dignité introduite dès son préambule et affirmée dans l’article 1 :
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »
Désormais la dignité est invoquée avec de plus en plus d’emphase dans les débats éthiques ou politiques, sans pour autant en proposer la signification. Ainsi dans la charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne, diffusée en 2005, le Titre I a été intitulé « Dignité ». Sous ce Titre sont rangés le « droit à la vie », le « droit à l’intégrité de la personne » dans le cadre de la biomédecine, champ dans lequel sont interdits : les pratiques eugéniques – notamment la sélection des personnes – la marchandisation du corps humain, le clonage reproductif. De manière presque incantatoire, ce Titre I, sans définir la dignité, affirme dès son 1ier article que « la dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée ».
De par une utilisation excessive , le concept de dignité devient l’objet de controverses enflammées. Au mieux la dignité est désignée comme un concept flou ou un principe paternaliste, « bourreau des libertés individuelles » . À l’extrême, la dignité est taxée d’être une notion d’inspiration métaphysique ou religieuse, « inutile » ou « stupide » : les autorités religieuses ou traditionalistes, se seraient emparées du thème de la dignité afin d’imposer leur magistère aux comités d’éthique oeuvrant dans le domaine de la biomédecine.
Les détracteurs de la notion de dignité la récusent donc soit au nom de la défense de l’autonomie et de la liberté de l’individu, soit parce qu’elle présente un caractère métaphysique entravant les progrès de la biomédecine.
Dans la Rome antique, la dignitas représentait le prestige et l’autorité attachés aux plus hautes charges. Pic de La Mirandole reprendra cette notion pour inviter l’homme à honorer volontairement la charge honorifique de « se modeler » et de « se façonner » qui lui a été confiée : à partir de son « image indistincte », par sa seule volonté, l’homme aura le choix soit de « dégénrer en formes inférieures déraisonnables », soit de « se régénérer en formes supérieures excellentes » . La référence à Kant est inévitable pour tenter de répondre aux contempteurs de la dignité. Opposée au prix d’un objet, d’une marchandise ou d’un service, la dignité (de l’humanité et de la loi morale), représente la valeur absolue, inconditionnée et incomparable que seule possède « l’humanité en tant qu’elle est capable de moralité » . Pour l’être raisonnable, l’autonomie de la volonté est principe suprême de la moralité et « fondement de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable » . Le concept de respect , traduit l’attitude que doit adopter un être raisonnable envers la loi morale dotée d’une valeur inconditionnée – à savoir de dignité.
Le respect s’applique toujours « uniquement aux personnes, jamais aux choses » : on reconnaît ici l’interdit d’instrumentalisation de la personne humaine selon la 2nde formule de l’Impératif Catégorique . Cet impératif ne serait-il pas superflu s’il ne concernait que des êtres rationnels supposés être invulnérables, capables de se faire respecter et de refuser d’être blessés physiquement ou moralement en les considérant comme moyens ? Mais comme le rappelait Freud en analysant l’interdit « tu ne tueras point », peut-être faut-il édicter un tel commandement de non-instrumentalisation de l’être humain si « ce qu’aucune âme humaine ne désire …ne s’excluait pas de soi-même » .
La dignité est récusée au nom d’une éthique « minimaliste » qui se réclame d’une liberté individuelle et collective qui ne peut être limitée que par la perspective du mal fait à autrui (principe de non nuisance de JS Mill ). Dans sa radicalité, cette approche laisse de côté tous ceux des membres de la famille humaine qui, selon l’observation de JS Mill pourtant, « sont encore dépendants d’autrui et doivent être protégés contre leurs propres actions ainsi que contre les risques extérieurs » .
Rendre le concept de dignité inutile et le ravaler au rang d’un slogan à caractère religieux, au prétexte que le principe de respect des personnes et de leur autonomie répond à tout problème éthique posé par la biomédecine, c’est en exclure deux problèmes cruciaux.
Tout d’abord celui des situations de vulnérabilité où l’être humain devenu dépendant et vulnérable, a perdu son autonomie et où le respect qui lui est dû en tant que membre de la famille humaine, ne doit pas permettre de le traiter comme un objet de moindre valeur.
Cette réflexion sur la pertinence de la notion de dignité s’applique à un second problème de la biomédecine à savoir celui des recherches ayant trait au matériau biologique humain (Ex : Diagnostic Pré-Implantatoire (DPI), Procréation Médicalement Assistée (PMA), clonage , cellules souches etc…) : serait-ce faire preuve d’obscurantisme que de rappeler qu’il s’agit ici de la nature humaine dont les hommes manipulent des composants, et qu’à ce titre un respect leur est dû en ne les considérant pas comme de simples objets biologiques ? Il n’est pas anodin de parler de dignité quand il s’agit de sélectionner un embryon dans une opération de DPI : choisit-on l’objet satisfaisant le mieux le « parent-consommateur » (le sexe ou la performance future) ou retient-on seulement un futur être humain qui ne sera pas victime d’une maladie génétique dégénérative entraînant inéluctablement une maladie gravement invalidante, des souffrances et souvent la mort à très court terme ?
La personne humaine n’a pas de prix, et ne peut être traitée comme un objet ; la notion de dignité garde un « prix » sans équivalent car elle peut représenter l’Idée régulatrice d’une bioéthique. Loin d’entraver les progrès de la biomédecine, cette Idée de dignité rappelle que la biomédecine sert l’homme tout en le prenant comme objet d’étude ou de soins et que, sans être accompagnée d’une réflexion éthique, elle peut être « en partance vers l’inqualifiable »

Pierre Bétrémieux
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1- « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde… »
2- Pour exemple cette citation du CCNE (Comité Consultatif National d’Éthique) en décembre 1987 :
« la dignité est cette lumière que sur tout l’humain la liberté du sujet moral projette de derrière l’horizon longtemps après son coucher et bien plus tôt que son lever »
3- Olivier Cayla, « Dignité humaine le plus flou des concepts », Le Monde, 31 janvier 2003.
4- Marcela Iacub, « Débat avec Marcel Hénaff : Qu’est-ce qui n’a pas de prix ? », Philosophie Magazine, N°23, octobre 2008, p. 54.
5- Ruwen Ogien , L’éthique aujourd’hui –Maximalistes et minimalistes., Paris, Gallimard, coll. Folioessais, p. 129 sq.
6- Ruth Macklin, “Dignity is a useless concept”, British Medical Journal, December 20 2003, vol. 327, p. 1419-1420.
7- Steven Pinker, « The stupidity of dignity – conservative bioethics’ latest ploy », The New Republic, May 28 2008.
8- Pic de La Mirandole (1487), De la dignité de l’homme, Paris, Editions de L’Éclat, 2005, p. 9.
9- Kant, 1785, Fondation de la Métaphysique des Mœurs, AK IV 435 à 440, trad. A. Renaut, Paris, Garnier Flammarion, 1994, p. 116-123. En particulier (p. 116, AK IV 434) :
« ce qui a un prix peut aussi bien être remplacé par quelque chose d’autre en le considérant comme son équivalent ; ce qui en revanche est supérieur à tout prix, et par suite n’admet nul équivalent, c’est ce qui possède une dignité. »
10- Op. cit. AK IV 436.
11- Kant, 1788, Critique de la Raison Pratique, AK V 76, trad. Picavet, Paris PUF, coll. Quadrige, 1997, p. 80.
12- « Agis de façon que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais comme simple moyen. »
Dans ses Leçons d’éthique, Kant, évoque moins solennellement la teneure de cet impératif : « tout ce qui existe dans le monde – à part l’homme – n’a que la valeur d’un moyen. Puisque l’homme n’est pas une chose, mais une personne, il ne peut donc être un simple moyen » (Kant, Leçons d’éthique, trad. L. Langlois, Paris, Le livre de poche, coll. classiques de poche, 1997, p. 231.)
13- Freud S. (1915), Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, in Essais de psychanalyse, Paris, PB Payot, 2001, p. 41.
14- JS Mill (1859), De la liberté, trad. Laurence Langlet, Paris, Gallimard, Coll. Folio Essais, 2002, p. 74.
15- De la liberté, Op. Cit., p. 75.
16- Lucien Sève (2006), Qu’est-ce que la personne humaine ?, Paris, La Dispute, 2006, p. 48.