mardi 23 septembre 2008

La société parano

Face à la complexité du monde, nous avions jadis l’explication religieuse. Quand l’épée d’Ajax se brise au moment précis où Hector est à sa merci, l’explication était claire : Apollon est intervenu. Lorsqu’une catastrophe se produisait, elle visait à laver quelque péché mortel — il s’en commet d’ailleurs toujours suffisamment pour les justifier toutes. Mais désormais, faute du secours des religions, notre interprétation du monde se trouve déséquilibrée. Nous manquons cruellement de Deus (ou, en l’occurrence, de diabolos ) ex machina à qui imputer la mauvaise volonté. D’où la construction de nouvelles obscures idoles : la CIA, le Mossad, les 100 familles … responsables de tout et du reste. Le délire sceptique sur les événements du 11/09 le montre assez. Notre société est devenue paranoaïque : complots, secrets, propagandes … nous préférons le réconfort du soupçon à l’angoisse devant un monde incontrôlable, inexplicable et irrationnel. C’est le désenchantement du mal. Dans ce contexte, la raison du complot est toujours la meilleure ; et son mécanisme est immuable :
1) Quand il y a des images — et il y en a de plus en plus —, cela, loin de nous convaincre, nous met la puce à l’oreille : trucage, manipulation ? Et quand il n’y en a pas, comme le fameux avion du Pentagone, c’est la preuve que ça n’existe pas. L’hyper-information, dans sa profusion, produit plus de doutes que de certitudes.
2) A qui profite le crime ? Cette question justifie toutes les analyses les plus délirantes — et on remontera sans peine aux Protocoles des sages de Sion … mais on oublie du même coup cette autre question : à qui profite le doute ?
3) Il y a une version « officielle » et toutes les autres sont « censurées », preuve supplémentaire de penser que le complot est profond, ancré au cœur du pouvoir médiatico-politique. Après tout, la plus grande ruse du diable n’est-elle pas de nous avoir convaincu qu’il n’existait pas ? Cela dit, on peut vérifier en ouvrant sa page WEB préférée que la censure n’est guère évidente.
4) La société parano est l’héritière d’une « philosophie du soupçon », qui fonctionnerait de manière instrumentale. Alors qu’il s’agissait pour celle-ci de soupçonner afin de dévoiler une réalité ultime (l’expression des forces vitales pour Nietzsche, l’infrastructure économique pour Marx, l’économie des pulsions pour Freud), le soupçon fonctionne désormais pour lui-même, déconnecté de toute assise et de toute finalité. Le plus sceptique aura toujours raison (= un scepticisme dogmatique) et l’extension du domaine du doute est infinie : soupçonner pour soupçonner. Par où l’on voit que la société parano n’est qu’un des nombreux fruits de l’immense société de consommation. Et, malheureusement, ce n’est la faute de personne ; quoique …
PHT

dimanche 14 septembre 2008

Pour un droit au risque opposable

Critique de la raison PPP

Prévention, Précaution, Protection : cette trilogie magique (PPP) inspire désormais toutes nos politiques publiques. En ligne de mire : le Risque. Il est devenu l’ennemi numéro 1, l’adversaire absolu, la nouvelle figure du diable. Car il est partout : dans l’air, dans l’eau, dans l’assiette ; dans le petit et dans le grand ; il est réel dans le virtuel et virtuel dans le réel ; il est aussi dans l’avenir incertain, dans le passé profané, et — toujours plus insidieux — dans le présent quotidien.
L’omniprésence du risque nous obsède. Et dire que certains pensaient qu’on en avait fini avec les grandes Causes. Que nenni ! Nous retrouvons là un nouveau combat, qui entraîne tout, justifie tout, excuse tout.
Jusqu’à nous faire oublier qu’une vie sans risque ne vaut peut-être guère la peine d’être vécue et qu’elle n’aurait surtout plus grand chose à voir avec la condition humaine, dont la caractéristique essentielle n’a pas changé récemment. C’est toujours la finitude, à savoir l’ignorance, le mal et la mort.
Plaider aujourd’hui, cum grano salis, en faveur d’un « droit au risque opposable », c’est rappeler cette évidence. C’est rappeler que la PPP doit veiller ne pas dépasser certaines limites au-delà desquelles elle contribue à déshumaniser l’existence.
On encourt un grand risque (encore un !) à tenir ce plaidoyer : on l’accusera d’être insensible au malheurs du monde ou, pire, de jouer la provocation. Et, de fait, ce sont des penseurs bien peu recommandables qui ont jusque-là défendu cette idée : depuis Nietzsche et son fameux « il faut vivre dangereusement » jusqu’aux néo-libéraux (ou libertariens) qui soutiennent que l’action de l’Etat est, en tant que telle, une atteinte insupportable aux libertés essentielles de l’homme. Chez eux, c’est la protection de l’individu elle-même qui est liberticide.
Sans tomber dans cet excès inutile, on peut néanmoins plaider en faveur d’une critique modérée et interne de la raison PPP en essayant de trouver les critères susceptibles d’en limiter le champs d’action. Deux exemples, pour s’en convaincre.
Aucun sujet ne fait davantage consensus que la Protection de l’enfance. Elle a permis d’incontestables et fulgurants progrès dans la condition enfantine. Et pourtant, si l’on n’y prend garde, elle menace de produire des effets pervers polymorphes. Il suffit de considérer la réglementation tatillonne des sorties scolaires, les contraintes sanitaires d’une cantine, les règles de sécurité des colonies de vacances. Arrive à grands pas, le temps où les pique-niques seront interdits parce qu’ils brisent la chaîne du froid. La protection de l’enfance se retournera alors contre l’éducation des enfants. Et l’on oubliera l’essentiel : à savoir que ce qu’il faut protéger, ce n’est pas l’enfance (l’innocence, la pureté, l’imagination, …), mais la volonté de grandir des enfants. Et cela passe par l’autonomisation, par la responsabilisation progressive, … donc par une certaine dose de prise risque.
Même constat, à l’autre bout de l’existence. Un traitement exclusivement médical du grand âge et de la dépendance en vient paradoxalement à réduire les individus à l’état de cadavre vivotant. La focalisation sur les risques médicaux peut entraîner une déshumanisation, car le principal risque à cet âge n’est pas la mort, mais l’insipidité de la vie. On l’oublie parfois, mais sapiens, vient de sapere : goûter ; et l’homo sapiens est celui qui, pour sa grande sagesse, a besoin de trouver du goût à la vie.
Grandir et vieillir : quand la PPP en vient à gêner ces deux buts, c’est que les dérives sont proches. Mais cela permet à tout le moins d’identifier un critère qui permette de l’évaluer. Il suffit de se demander si elle respecte ou non l’adulte qui sommeille (parfois profondément) en nous ? Quand la PPP oublie de concerner l’adulte (sa responsabilité et son autonomie), elle court un grand danger ; quand elle le vise (même s’il n’est pas là hic et nunc — enfance, folie, grand âge, …), elle ne risque jamais de s’égarer.
Alors que nos vies sont plus sûres et plus durables que jamais, nous ne cessons de nous convaincre de leur précarité ; alors que nous aurions de bons motifs d’être plus confiants, l’angoisse nous assaille de tous bords ; alors que nos destins semblent plus ouverts que jamais, la peur du vide nous paralyse. Veillons à ce que le « combat contre le risque » ne devienne pas la nouvelle idéologie aveuglante de demain. Bref, sachons aussi nous protéger contre les excès de la protection.
PHT
Ce papier est initialement paru sur le site Causeur