dimanche 13 juin 2010

Il n'y a plus de génération !

Entretien avec PHT paru dans Rue Saint-Guillaume (n° 158, avril 2010)

Comment qualifieriez vous la génération des 30-40 ans?

J'éprouve un certain malaise à parler de génération la concernant. Pour faire une génération, il faut à la fois un événement historique et une conscience, qui accompagnent le passage à l’âge adulte. On parle ainsi de la génération de la Résistance, de la génération 68, sorte de « résistance à la Résistance ». Mais comment définir les 30-40 ans d’aujourd’hui ? Pour elle, aucun marqueur fiable, aucun drame fondateur. Doit-on parler de génération internet ? De génération i pod ? De génération « Y » ? Ce sont souvent là des formules de publicitaires en quête de tendances. Nos sociétés vivent à l’écart des drames historiques. C’est sans doute temporaire, mais cela explique l’épuisement actuel du fait générationnel … en attendant la fin de « la fin de l’histoire ».

Est-ce à dire aussi que les 30-40 ans sont des individualistes forcenés.

Je ne crois pas. Car s’il n’y a pas de communauté historique de destin pour cette classe d’âge, il y a une similitude existentielle. 30-40 ans, c’est un moment très particulier de la vie. C’est l’entrée dans l’âge adulte, au cours de laquelle, en très peu de temps, il faut faire face à tous les défis : fonder une famille, faire carrière, être performant dans tous les domaines, même dans ses loisirs ! Et tout cela, avec une exigence de bonheur sans doute bien plus puissante que jadis. Cette phase réputée hyperindividualiste, est sans doute celle sur laquelle pèsent le plus de responsabilités [avec une énorme concurrence des temps privés et professionnels].

On entend pourtant beaucoup se plaindre cette classe d'âge. Notamment au sein de l'entreprise où elle guette les départs en retraite des baby-boomers.

Le scénario d’une guerre des âges me semble insuffisant. Il y a bien une lutte des places dans l’entreprise ou en politique, avec une génération 68 qui aspire à ne rien lâcher. Mais l’ambition a aussi élargi son registre : elle vise moins le seul pouvoir qu’un épanouissement plus global de l’existence. Réussir dans la vie ne semble plus une garantie absolue de réussir sa vie.

La guerre des générations n'est donc pas d'actualité.

En effet. D’abord parce qu’il n’y a plus de génération. Et ensuite parce qu’on observe une solidarité sans cesse croissante entre les âges dans le cadre familial. L’aide quotidienne (coups de main, garde d’enfants, …), financière (donations et transferts) et « réticulaire » (faire bénéficier ses proches de son réseau) ne cesse de s’accroître . Loin de disparaître, la famille s’est dotée d’un nouvel esprit qui se renforce et dont les 30-40 sont à la fois objet et sujet.

Le plus bel âge donc ?

Pas forcément, car il est traversé aussi par la fameuse « crise du milieu de la vie ». Si on n'a pas atteint ses objectifs professionnels, familiaux- on se dit que c'est trop tard. Et si on les a atteints, on se demande ce qui reste à faire. C’est l’âge de ce que les théologiens appelaient le « démon de midi», forme de mélancolie submergée par la question : "A quoi bon ?" L'ermite répond à cette angoisse et à la nausée qui l'accompagnent par une bonne sieste, prélude à la sérénité du soir …

Comment gérer le plus sereinement possible cet âge de la vie ?

Les Grecs comparaient la vie (bios) à un arc (bios). Et Aristote considérait que l'on atteignait le sommet à 35 ans pour le corps et à 49 ans « environ » pour l'esprit. Aujourd'hui, nous refusons de voir un sommet à notre vie. On considère toujours que l'on sera plus performant demain, sur le plan physique et intellectuel d'ailleurs. Notre summum est repoussé jusqu'à la mort. Cela aide peut-être à (oublier de) vieillir mais cela fait de nous d'éternels insatisfaits.

Propos recueillis par Laurent Acharian (CRH 2000)

Pourquoi des intellectuels ?

Paru dans Philosophie magazine (juin 2010)

Par Pierre-Henri Tavoillot

« De quoi l’avenir intellectuel sera fait ? ». Cette question, Pierre Nora et Marcel Gauchet, l’avaient posée en 1980, dans le numéro 4 de la toute jeune revue Le Débat, à une vingtaine de jeunes hommes (et une femme), qui commençaient à « sortir du bois ». Il y avait là déjà, mais tout petits : Adler, Bruckner, Dupuy, Finkielkraut, Ferry, Kriegel, Lipovetsky, Marion, Miller, Mongin, Raynaud, Todd, etc. qui, depuis, ont largement confirmé les espoirs placés en eux. De ce point de vue, la clairvoyance de l’équipe du Débat force l’admiration. Ce qui n’est pas tout à fait le cas des intéressés eux-mêmes. Ils sont d’ailleurs les premiers à le reconnaître en faisant l’expérience douloureuse de relire aujourd’hui leurs articles de jeunesse. Car 30 ans, c’est long … même pour ceux qui sont parmi les plus brillants de leur génération. On est alors avant la victoire de la gauche, la chute du mur, la mondialisation, le 11 septembre, la crise financière, … Par où l’on voit que l’avenir intellectuel dépend de l’avenir tout court, qui reste, hier comme aujourd’hui, contingent. Mais, si l’on quitte le domaine de la prévision, pour celui de l’espérance et des vœux, il se dessine dans ces textes comme un sentiment commun qui forme une identité générationnelle. Deux traits pourraient l’identifier.

D’abord, la fin de la figure tutélaire. Il y eut la génération Barrès, le moment Gide, la période Sartre. La vie intellectuelle fut longtemps dominée par un nom à l’ombre duquel tout se passait, pro et contra. Avec la mort de Sartre, on quitte le « monothéisme » ; les idoles se multiplient et Lacan, Foucault, Bourdieu, Althusser, Derrida se retrouvent ensemble dans l’Olympe controversé de la « Pensée 68 ». Face à elle et après elle, la génération des années 80 acte le désenchantement de l’intellectuel, qui choisit ( ?) de n’être plus ni maître ni prophète. On y perd certes en panache, mais on y gagne en intelligibilité, qui se manifeste dans l’humble (ou coquette) honnêteté avec laquelle ces auteurs se relisent en 2010. D’où aussi un second trait : cette génération entendait se situer au-delà de la seule fonction critique. Il y eut certes, chez elle, la tentation « de déconstruire la déconstruction », mais qui ne pouvait constituer (sauf à vite sombrer dans l’absurde) une fin en soi. Dans le désarroi démocratique, après la philosophie du soupçon, on attendait une pensée des repères : et celle-ci est toujours espérée.

C’est ce qui incite à se pencher sur la troisième partie de l’ouvrage, qui concerne la génération qui vient, celle des trentenaires d’aujourd’hui. On verra dans trente ans si la clairvoyance du Débat est la même, mais là encore, en admettant que la liste soit représentative, plusieurs traits se dégagent.

D’abord le fait que les médias aient supplanté l’université comme lieu d’exercice du magistère. Cette nouvelle génération s’épanouit, en effet, moins dans les amphis que dans les pages littéraires des journaux (Eric Aeschimann, Jean Birbaum, Fabrice Hadjadj), à la radio et à la télévision (Raphaël Enthoven, Joy Sorman) ou dans la blogosphère (Nicolas Vanbremeersch). Désinstitutionnalisée, elle est aussi féminisée. Même si la parité n’est pas encore de mise, l’intellectuelle a cessé d’être la notable exception. Troisième trait : la fin du privilège de la philosophie. Si elle continue de servir de voie d’entrée ou de supplément d’âme, elle n’exerce plus de monopole. L’avenir intellectuel sera aussi celui des mathématiciens (Yoann Dabrowski), des neurologues (Lionel Naccache), des sociologues (Cécile Van de Velde), des économistes, des historiens (Mara Goyet), des romanciers, des politiques même (Aurélie Filipetti), … et dans un esprit, annoncent-ils presque unanimement, moins franco-français ! C’est aussi ce qui explique l’impression d’éclatement. Car pour faire une génération, il faut un marqueur historique et une conscience collective. Or, l’un et l’autre font défauts. Le terme s’est même de nos jours singulièrement édulcoré : après la génération de la Résistance et les soixanthuitards, ce fut le tour des générations « Mitterrand », « Bof, Y ou why generation », « Internet », « Facebook ». Indice marketing et non plus historique, le phénomène subit une dégradation progressive. Jusqu’au jour oùù — mais comment le souhaiter ? —l’histoire conflictuelle et le tragique reprendront la main.

Il y a pourtant une profonde unité dans tous ces textes. Car sous la question du Débat, se cache une énigme : qu’est-ce qui pousse des jeunes gens talentueux à s’engager dans la vie de l’esprit ? Qu’est-ce qui les conduit à devenir des « intellectuels », plutôt que des hauts fonctionnaires, des chefs d’entreprises, ou quoi que ce soit d’autre ? Depuis Pétrarque, au moins, la figure de l’homme de lettres constitue un modèle de vie réussie pour une humanité réduite à elle-même. Pour son salut, il faut lire (puiser les secrets de la condition humaine), écrire (faire son miel), parler (diffuser sa pensée), et — surtout — rester … en étant à son tour lu par les générations suivantes. C’est bien la question clé : au-delà de la prétention à la vérité, au-delà de la fonction critique, l’intellectuel pense toujours qu’il se sauve en pensant. Et ceci, au moins, n’a pas changé.

De quoi l’avenir intellectuel sera fait ? Trente ans du Débat, Le Débat-Gallimard (en librairie le 25 mai).