Politique de civilisation : quatre interprétations.
Politique de civilisation : le concept avait été avancé plusieurs fois durant la campagne. Ce n'est donc pas un lapin sorti du chapeau. Reste qu'on ne voit pas encore très bien l’usage que Sarkozy entend en faire. En attendant : rappelons les quatre sens possibles de la formule …
1) On parle d’UNE civilisation quand on désigne un ensemble de créations humaines (œuvres, techniques, institutions, règles, normes, croyances, savoirs et savoir-faire, …) propres à une société donnée, par quoi elle se distingue des autres sociétés. On parle également, et désormais de manière indifférenciée, de culture (terme que l’on devrait réserver à la partie la plus intellectuelle de la civilisation). Spengler (Le déclin de l’Occident, t. I, 1918) utilisait ce duo de manière particulière : les cultures sont des organismes vivants, qui se succèdent sans rapport les uns avec les autres. Ils connaissent une jeunesse, une maturité, un déclin : c’est alors que la culture devient civilisation. Dans ce contexte, une politique de civilisation est une politique qui prend acte de l’épuisement des potentialités et qui joue la carte « révolutionnaire conservatrice », à savoir : accélérer la décadence pour faire émerger le renouveau et/ou laisser faire le déclin en attendant la fin !
2) On parle également de LA civilisation (ou de LA culture) : c’est l’ensemble normatif, évolutif et hiérarchisé des créations humaines. C’est l’autre de la nature et le contraire de la sauvagerie, l’opposé de la barbarie. La civilisation désigne alors toutes les médiations que l’homme établit et qui l’éloignent de ce qu’il y a de plus naturel en lui : les règles de la parenté, la symbolisation, les mythes, … Pour distinguer ici culture et civilisation, on peut lire Kant (Idée d’une histoire universelle) : « Nous sommes cultivés à un haut degré par l’art et les sciences, nous sommes civilisés à satiété pour exercer les politesses et convenances sociales …» Etre civilisé, en ce sens, c’est être civil, c’est-à-dire savoir se comporter de manière pacifique avec les autres, même étrangers. La politique de civilisation,dès lors, c’est le processus d’adoucissement des mœurs, tel que, parmi d’autres, Norbert Elias, le décrit dans ses ouvrages sur la société de cour. Il analyse comment la Cour de France, afin de domestiquer et de neutraliser une noblesse sauvage, invente des « manières douces » de se comporter qui vont peu à peu se diffuser dans l’ensemble de la société.
3) Troisième interprétation possible : celle qui viendrait de l’affirmation qu’UNE civilisation (par exemple, moderne et occidentale) est LA civilisation, c’est-à-dire qu’elle représente donc la manière la plus excellente d’être humain. Inutile de faire un dessin : une telle conception de la civilisation débouche inévitablement sur une politique impérialiste. C’est même sa plus exacte définition, car l’impérialiste est un particulier qui se prend pour l’universel !
4) Le quatrième sens possible est celui défendu par Edgar Morin, mais dont Rousseau serait le premier théoricien dès le Discours sur les sciences et les arts qui l’a rendu célèbre. Pour lui, la civilisation est loin de ne comporter que des bienfaits : la science assèche l’esprit, la politesse amène l’hypocrisie, la société aliène et opprime. Mais, contrairement à ce que l’on dit souvent, Rousseau ne plaide pas pour un retour au « bon sauvage », qui est, à ses yeux aussi con que bon. Toute son œuvre vise un surcroît de civilisation. Il faut, dit-il, une réforme radicale (de la politique, Contrat social, et de l’éducation, Emile), qui permettrait de lutter contre ce qu’on appellerait aujourd’hui les effets pervers de la civilisation : les dangers de la technique, du progrès, de la destruction des communautés, de l’affaiblissement des repères traditionnels, bref tout ce qui, dans la civilisation, paradoxalement, rend l’homme moins humain, c’est-à-dire pour Rousseau, moins libre.
Quatre sens possibles, donc, et quatre politiques très différentes : on comprend que le terme puisse faire débat. Mais l’apparition de cette notion révèle aussi que l’idéologie « pragmatiste » tant vantée a ses limites et que quelques « grands desseins » sont nécessaires à la philosophie politique de Nicolas Sarkozy.
PHT
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