mardi 15 avril 2008

Le syndrome d'Iznogoud

[Intervention à Tendances Institut (le 15 avril 2008) : Ciao Platon : sommes-nous à la fin de la démocratie ?]

1) Une remarque sur le titre : A relire la République, ce serait plutôt « Bonjour Platon ». La fin de la démocratie, il la prévoyait et il la souhaitait. C’était le régime qui avait provoqué la mort de Socrate et Platon n’a pas de mot assez dur contre elle : elle égalise tout « même ce qui est inégal par nature ». Elle conduit à ce que les esclaves, les femmes, les jeunes et les enfants prennent le pouvoir sans être à même de le fonder de manière sûre ; bref, elle conduit inévitablement au despotisme ou plutôt à la tyrannie.
Mais il faut bien noter que pour Platon, la démocratie n’est qu’un régime possible parmi d’autres.

2) Ce n’est plus le cas. La démocratie est devenue notre univers : Tocqueville distingue plusieurs sens du mot démocratie. La démocratie comme monde ce qui signifie deux choses : d’une part (1), l’égalisation des conditions, c’est-à-dire l’idée que les hommes se conçoivent spontanément comme semblables, comme des alter ego, appartenant à une humanité commune abstraction faite de toutes les différences ; d’autre part (2), l’avènement de l’autonomie, c’est-à-dire l’idée que les hommes s’estiment avoir suffisamment de lumière pour décider eux-mêmes de leur destin.
Mais, remarque Tocqueville, ce monde de la démocratie peut conduire au meilleur comme on pire :
• L’égalité peut mener à l’uniformisation, au retrait dans la sphère privée, au désintérêt des affaires publiques, à la médiocrité démocratique.
• L’autonomie peut conduire à la destruction absurde des traditions, du passé, des peuples, de la nature… et de la liberté elle-même.
Bref, et c’est le second sens de démocratie (comme régime) : le monde démocratique peut être vécu selon un mode libéral (dans lequel la passion de l’égalité demeure respectueuse de la liberté) ou selon un mode despotique (quand l’égalité détruit la liberté).

3) Ce que n’a pas vu Tocqueville, c’est que l’installation d’un régime libéral ne garantit nullement le triomphe de la démocratie. C’est le sentiment que nous avons aujourd’hui : la démocratie, bien installée, dans les mœurs, souffre pourtant d’une sorte de contradiction interne et profonde.
Aujourd’hui quand on évoque la crise de la démocratie, voire quand on annonce sa fin, on mobilise généralement des causes ou des motifs extérieurs : la mondialisation, le triomphe de l’économique sur le politique, le règne des médias, la nullité crasse des politiques … tout cela empêcherait les citoyens naturellement bons d’exercer leur esprit critique et leur action. Tout cela est peut-être juste, mais on peut aussi envisager que la crise se niche au cœur du citoyen hypermoderne. Celui-ci souffre de ce que nous avions appelé le « syndrome d’Iznogoud ».
D’un côté, nous avons un individu, petit et méchant, ultra vigilant ses droits et hyper exigeant sur ses créances ; de l’autre, un Etat aussi gros qu’il est mou. Le petit ne cesse de pester contre l’Etat qui l’adore et de dénoncer l’impuissance et l’incurie de celui à qui il adresse par ailleurs des demandes toujours plus impérieuses et pressantes. Nous sommes tous ces citoyens Iznogoud vitupérant contre l’Etat, en le sommant de maigrir et de grossir en même temps. Qu’il maigrisse pour que nos libertés soient respectées ; qu’il grossisse pour que notre protection soit assurée. C’est une manière assez particulière de reposer la plus vieille question de la philosophie politique : celle du meilleur régime.
On peut simplement regretter que sa portée philosophique s’estompe face à l’enjeu diététique.

4) Quelle issue ? Si l’on veut l’exposer dans sas formulation la plus générale, avant de la préciser dans la discussion il faut repartir du paradoxe qui fait que nous vivons dans des sociétés d’individus : en principe, la contradiction semble être totale. L’individu s’oppose à la société qui le lui rend bien. En réalité, le dispositif aspire à un cercle vertueux que l’on pourrait formuler ainsi : une société d’individus, c’est une société qui produit des individus qui produisent la société.
— Que la société soit le produit des individus, c’est ce qu’entérine la logique libérale qui installe les droits de l’homme, le principe de la souveraineté du peuple, son exercice par des représentants et le principe de la laïcité (la reconnaissance du pluralisme).
— Que l’individu soit le produit de la société, c’est ce que la dynamique républicaine, mais aussi social-démocrate, de l’Etat moderne qui a dégagé l’individu des cadres traditionnels pour le façonner comme tel (état civil, conscription, salariat, sécurité sociale, politique éducative).
Ces deux logiques sont aujourd’hui en crise.
• D’un côté, la désertion civique (qui peut se manifester aussi sous les apparences généreuses de l’engagement et de la révolte) et la crise de la représentation (concurrencée par les sondages) marquent l’échec de l’individu à « faire » la société ;
• De l’autre, la crise de l’école et l’enlisement de l’Etat providence entérine la difficulté de la société à faire l’individu.
Cette double impasse montre aussi une issue, au moins sur le papier : que l’Etat ait un meilleur tempo dans l’articulation entre libération et protection ; que le citoyen étende son hypercritique à la considération de son propre rôle dans la société.
C’est à ces conditions que le cercle vertueux des démocraties libérales pourra espérer se reconstituer.
PHT

Aucun commentaire: