Chronique de P-H Tavoillot parue dans La Tribune, le 24/12/2010
Comme chaque année, les fêtes de noël vont sceller les retrouvailles familiales, pour le meilleur comme pour le pire. Il y aura les réveillons, les cadeaux, la joie d’être ensemble, mais aussi le retour des jalousies, le bruit sourd des non-dits … et les discussions politiques à la fin d’un repas qui avait pourtant si bien commencé ! Bref un petit condensé, très révélateur de la vie familiale d’aujourd’hui. C’est donc l’occasion rêvée de revenir sur un thème qui a pris de l’ampleur dans l’espace public ces dernières semaines, notamment lors du débat sur les retraites, à savoir l’idée d’une guerre des âges ou des générations actuelle ou à venir. Après la lutte des classes, des races ou des sexes, voici que serait venu le temps d’un nouveau conflit, dont certains nous annoncent, depuis quelques temps déjà, qu’il sera d’une violence inouïe.
Trois phénomènes massifs plaident aujourd’hui pour un tel scénario. Il y a d’abord la structure du travail en France, où ceux qui ont les places — disons les adultes salariés — s’attachent aussi bien à empêcher les jeunes d’entrer qu’à pousser les vieux dehors. Il y a ensuite le fonctionnement de l’Etat-providence, qui voit une génération bénie — celle de Mai 68 — bénéficiaire des allocations familiales du temps de sa jeunesse et de généreuses retraites du temps de sa vieillesse, se heurter à une génération maudite, née dans la crise et sans garantie pour son avenir (voir ici les travaux de Louis Chauvel). Il y a enfin le vieillissement général de la population — et de l’électorat — qui favorisera à n’en pas douter les arbitrages politiques à destination des personnes âgées et au détriment de la jeunesse. Tout cela réuni nous promet des lendemains qui déchantent et des conflits violents, lorsque la prise de conscience des injustices intergénérationnelles viendra et, avec elle, l’heure de solder les comptes.
Tout cela, sans conteste, est juste ; mais est-ce complet ? Peut-on en tirer notamment l’annonce d’une guerre inévitable ? Voilà un pronostic qui me paraît non seulement contestable d’un point de vue sociologique, mais dont les conséquences sont périlleuses d’un point de vue politique.
Il faut d’abord noter que la lutte des âges, qui peut régner dans le monde marchand et professionnel, s’arrête dès qu’on atteint les frontières du privé. Là-bas, c’est la compétition ; ici règnent la solidarité et l’entraide. Le grand souci des parents, c’est l’éducation et l’installation de leurs enfants ; le grand souci des enfants, c’est la vieillesse de leurs parents. Un « double circuit de transmission » (Claudine Attias-Donfut) s’est ainsi mis en place qui anime des relations mutuelles complexes et approfondies. La famille, même éclatée, individualisée, élargie — bref modernisée —, n’a pas perdu sa puissance de lien ; au contraire, jamais celui-ci n’a été aussi solide sur les trois repères objectifs dont on dispose : l’aide quotidienne, l’aide du réseau, l’aide financière. Sans doute tout n’est-il pas idyllique dans cette sphère, mais il règne un « nouvel esprit de famille », choisi et non imposé, que ne voient pas les prophètes de la lutte des âges.
Ou plutôt, certains d’entre eux le voient et souhaiteraient le briser par un prélèvement fiscal dissuasif. Pourquoi ? Parce que cet esprit serait socialement injuste, contraire à la seule véritable solidarité envisageable : celle de l’Etat redistributeur. Il est vrai qu’il existe une profonde fracture familiale, qui sépare ceux qui bénéficient de l’aide des proches et ceux qui en sont démunis. Lorsqu’il s’agit de « garder les enfants », de permettre une fin de mois difficile, de trouver le premier stage, de favoriser la première installation professionnelle et familiale, elle est souvent décisive, voire vitale ! Et la précarité vient souvent de cette absence.
Mais justement : pourquoi faudrait-il briser cette solidarité familiale par l’impôt ? Sans doute fait-elle de nous des « héritiers » (Thomas Piketty), mais n’est-ce pas dans ce lien familial métamorphosé que se trouvent les bornes les plus efficaces à l’hypercapitalisme et à la marchandisation généralisée ? A l’âge hypermoderne, la transmission (dont l’héritage fait partie), ce n’est plus le privilège d’Ancien régime, c’est le sens de la vie, la planche de salut ; et ce lien donne une perspective aux trajectoires existentielles au-delà de la compétition et du marché, au-delà même de la justice sociale. L’orientation politique à construire devrait davantage viser à pallier l’absence de solidarité quand elle fait défaut et à renforcer celles qui s’exercent déjà pour les rendre plus efficaces : « aider les sans-aide », d’abord ; et « aider les aidants », ensuite. C’est donc vers un schéma multisolidaire (A. Masson) qu’il faudrait s’orienter, où la solidarité publique accompagnerait la solidarité privée sans s’y substituer. Tabler sur le lien intergénérationnel, dans ce contexte de la nouvelle famille, ce n’est pas faire preuve de conservatisme, mais d’un progressisme prudent, attentif aux évolutions sociales, et sans doute plus efficace, même en termes d’équité.
Références : Claudine Attias-Donfut, Les solidarités entre générations, Nathan, 1995 ; Louis Chauvel, Le destin des générations, PUF, 1998 ; André Masson, Des liens et des transferts entre générations, EHESS, 2009 ; Thomas Piketty (et alii), « Inherited vs Self-Made Wealth : Theory & Evidence forme a Rentier Society », avril 2010, http://piketty.pse.ens.fr/fichiers/public/PikettyPostelVinayRosenthal%202010.pdf
Comme chaque année, les fêtes de noël vont sceller les retrouvailles familiales, pour le meilleur comme pour le pire. Il y aura les réveillons, les cadeaux, la joie d’être ensemble, mais aussi le retour des jalousies, le bruit sourd des non-dits … et les discussions politiques à la fin d’un repas qui avait pourtant si bien commencé ! Bref un petit condensé, très révélateur de la vie familiale d’aujourd’hui. C’est donc l’occasion rêvée de revenir sur un thème qui a pris de l’ampleur dans l’espace public ces dernières semaines, notamment lors du débat sur les retraites, à savoir l’idée d’une guerre des âges ou des générations actuelle ou à venir. Après la lutte des classes, des races ou des sexes, voici que serait venu le temps d’un nouveau conflit, dont certains nous annoncent, depuis quelques temps déjà, qu’il sera d’une violence inouïe.
Trois phénomènes massifs plaident aujourd’hui pour un tel scénario. Il y a d’abord la structure du travail en France, où ceux qui ont les places — disons les adultes salariés — s’attachent aussi bien à empêcher les jeunes d’entrer qu’à pousser les vieux dehors. Il y a ensuite le fonctionnement de l’Etat-providence, qui voit une génération bénie — celle de Mai 68 — bénéficiaire des allocations familiales du temps de sa jeunesse et de généreuses retraites du temps de sa vieillesse, se heurter à une génération maudite, née dans la crise et sans garantie pour son avenir (voir ici les travaux de Louis Chauvel). Il y a enfin le vieillissement général de la population — et de l’électorat — qui favorisera à n’en pas douter les arbitrages politiques à destination des personnes âgées et au détriment de la jeunesse. Tout cela réuni nous promet des lendemains qui déchantent et des conflits violents, lorsque la prise de conscience des injustices intergénérationnelles viendra et, avec elle, l’heure de solder les comptes.
Tout cela, sans conteste, est juste ; mais est-ce complet ? Peut-on en tirer notamment l’annonce d’une guerre inévitable ? Voilà un pronostic qui me paraît non seulement contestable d’un point de vue sociologique, mais dont les conséquences sont périlleuses d’un point de vue politique.
Il faut d’abord noter que la lutte des âges, qui peut régner dans le monde marchand et professionnel, s’arrête dès qu’on atteint les frontières du privé. Là-bas, c’est la compétition ; ici règnent la solidarité et l’entraide. Le grand souci des parents, c’est l’éducation et l’installation de leurs enfants ; le grand souci des enfants, c’est la vieillesse de leurs parents. Un « double circuit de transmission » (Claudine Attias-Donfut) s’est ainsi mis en place qui anime des relations mutuelles complexes et approfondies. La famille, même éclatée, individualisée, élargie — bref modernisée —, n’a pas perdu sa puissance de lien ; au contraire, jamais celui-ci n’a été aussi solide sur les trois repères objectifs dont on dispose : l’aide quotidienne, l’aide du réseau, l’aide financière. Sans doute tout n’est-il pas idyllique dans cette sphère, mais il règne un « nouvel esprit de famille », choisi et non imposé, que ne voient pas les prophètes de la lutte des âges.
Ou plutôt, certains d’entre eux le voient et souhaiteraient le briser par un prélèvement fiscal dissuasif. Pourquoi ? Parce que cet esprit serait socialement injuste, contraire à la seule véritable solidarité envisageable : celle de l’Etat redistributeur. Il est vrai qu’il existe une profonde fracture familiale, qui sépare ceux qui bénéficient de l’aide des proches et ceux qui en sont démunis. Lorsqu’il s’agit de « garder les enfants », de permettre une fin de mois difficile, de trouver le premier stage, de favoriser la première installation professionnelle et familiale, elle est souvent décisive, voire vitale ! Et la précarité vient souvent de cette absence.
Mais justement : pourquoi faudrait-il briser cette solidarité familiale par l’impôt ? Sans doute fait-elle de nous des « héritiers » (Thomas Piketty), mais n’est-ce pas dans ce lien familial métamorphosé que se trouvent les bornes les plus efficaces à l’hypercapitalisme et à la marchandisation généralisée ? A l’âge hypermoderne, la transmission (dont l’héritage fait partie), ce n’est plus le privilège d’Ancien régime, c’est le sens de la vie, la planche de salut ; et ce lien donne une perspective aux trajectoires existentielles au-delà de la compétition et du marché, au-delà même de la justice sociale. L’orientation politique à construire devrait davantage viser à pallier l’absence de solidarité quand elle fait défaut et à renforcer celles qui s’exercent déjà pour les rendre plus efficaces : « aider les sans-aide », d’abord ; et « aider les aidants », ensuite. C’est donc vers un schéma multisolidaire (A. Masson) qu’il faudrait s’orienter, où la solidarité publique accompagnerait la solidarité privée sans s’y substituer. Tabler sur le lien intergénérationnel, dans ce contexte de la nouvelle famille, ce n’est pas faire preuve de conservatisme, mais d’un progressisme prudent, attentif aux évolutions sociales, et sans doute plus efficace, même en termes d’équité.
Références : Claudine Attias-Donfut, Les solidarités entre générations, Nathan, 1995 ; Louis Chauvel, Le destin des générations, PUF, 1998 ; André Masson, Des liens et des transferts entre générations, EHESS, 2009 ; Thomas Piketty (et alii), « Inherited vs Self-Made Wealth : Theory & Evidence forme a Rentier Society », avril 2010, http://piketty.pse.ens.fr/fichiers/public/PikettyPostelVinayRosenthal%202010.pdf
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