Dans la question qui m’a été posée et qui offre le cadre de notre réflexion aujourd’hui : « Avoir 110 ans en 2050 ? », c’est, en bon philosophe, le point d’interrogation qui m’a le plus intéressé. Car il y a trois manières de le comprendre.
1) Est-ce que l’on aura 110 ans en 2050 ? Ce point là ne fait guère de doute. Je n’aurai personnellement pas 110 ans en 2050 (il me faudra attendre 2075), mais il est clair que l’espérance de vie aidant, le nombre de centenaire ne sera plus symbolique.
2) Comment avoir 110 ans en 2050 ? Cette question est beaucoup plus délicate. Elle concerne au premier chef les scénarios relatifs à l’espérance de vie sans handicap, dont les spécialistes nous disent qu’elle constitue désormais l’objectif principal de la médecine, bien davantage que l’espérance de vie brute. Et corrélativement, elle touche à l’accompagnement social de la grande vieillesse.
3) Pourquoi avoir 110 ans en 2050 ? Dans le double sens d’à quoi bon et pour quoi faire … En ouvrant la dimension de cette question, je n’appelle pas, j’espère que vous me ferez l’amitié de le penser, à une extermination massive des vieux à l’horizon 2050, mais parce que celle-ci recèle la clé essentielle de toutes les analyses qu’elles soient savantes ou politiques, sociologiques ou psychologiques, démographiques ou économiques, sur le thème du vieillissement : à savoir « pourquoi vieillir » ?
On gagne, à l’égard de cette question, à sortir de l’idée que notre situation est exceptionnelle : le fait de mourir plus tard ne change rien au fait qu’il faut bien vieillir. Ce que disait Sainte Beuve en son temps : « Vieillir est encore le seul moyen qu’on ait trouvé pour vivre longtemps ». En la matière rien n’a vraiment changé. Comme n’a pas vraiment changé, contrairement à ce que l’on dit souvent, le regard porté sur la vieillesse.
Certes les sociétés traditionnelles valorisent la vieillesse, qui représente pour elles la véritable réalisation existentielle : vieillir c’est se rapprocher du passé, source exclusive du sens du présent ; c’est rejoindre l’autorité majeure des grands ancêtres. La séniorité représente la vertu suprême, l’excellence accomplie. Mais reconnaissons aussi que cette valorisation de la vieillesse s’accompagne d’un désintérêt à peu près complet à l’égard des vieux, dès lors qu’ils sont séniles, dès lors qu’ils ne sont plus bons pour le service.
Par contraste, notre univers réputé « jeuniste » est quand même celui, ne l’oublions pas, qui a déployé une énergie phénoménale (et inégalée dans l’histoire de l’humanité) pour soigner et faire durer ses vieux le plus longtemps possible. Le monde traditionnel adore la vieillesse, mais est indifférent aux vieux ; le monde moderne déteste la vieillesse mais adore ses vieux.
Second argument : cela fait déjà bien longtemps que nous sommes sortis de la valorisation de la vieillesse. Depuis, au moins, le livre de Job qui déconnecte la vieillesse de la sagesse : avoir des cheveux blancs ne suffit pas pour être sage ; il faut en plus le souffle divin. Désormais, la sagesse et la valeur n’attendent plus le nombre des années. Ce qui explique que, à partir de là, la philosophie a été le théâtre d’une grande querelle de la vieillesse, que nous avons, Eric Deschavanne et moi, raconté dans notre livre Philosophie des âges de la vie. Il y a, au moins depuis Solon, les pour et les contre.
Impossible de trancher cette querelle, dont le front suit le clivage entre deux attitudes possibles à l’égard du vieillissement : le constat du déclin irréversible (Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, comme l’écrit Romain Gary) et le fait d’une vie biologique et spirituelle qui continue, malgré tout. Mais les partisans et adversaires partagent un point de vue : l’idée qu’il y a dans l’existence un sommet : 35 et 49 pour Aristote ; 33 ans pour le christianisme, âge du corps glorieux.
A partir de la pensée moderne (Rousseau), l’homme se définit comme perfectibilité (éducation et histoire), ce qui signifie une chose très profonde : il n’y a plus de sommet dans l’existence. La logique de l’épanouissement permanent se substitue à celle de l’accomplissement final. Comme le dit Rousseau, il y a une perfection (« une maturité ») propre à chaque âge et chaque âge appartient à part entière à l’humanité : au même titre que l’adulte, l’enfant, le jeune et le vieillard sont des hommes, des individus dignes de respect et porteurs de valeur intrinsèque.
Mais cette reconnaissance de l’humanité et l’individualité de chaque âge ne signifie pas qu’il suffit d’être enfant, jeune, adulte ou vieillard pour « valoir ». La condition est nécessaire, mais non suffisante. Il faut aussi résoudre un certain nombre de problèmes propres à son âge. Et c’est cette capacité à résoudre toutes les problématiques existentielles qui fera qu’une vie sera ou non réussie. Pour l’enfant, il s’agira essentiellement de vouloir grandir ; pour le jeune, de le pouvoir. Pour l’adulte, il faudra parvenir à vivre avec d’autres adultes plus ou moins bienveillants, dans la famille, dans le travail, dans la cité. Pour le vieux, le défi consiste à ne pas quitter l’univers de la perfectibilité (on dirait aujourd’hui du projet).
Celle-ci peut en effet obéir à deux logiques, magnifiquement décrites par Rousseau dans ses Rêveries d’un promeneur solitaire. Il y a la perfectibilité de la croissance : celle du toujours plus, qui nous porte à accumuler les salaires, les honneurs, les succès … ; mais il y a la perfectibilité de l’élargissement, celle qui nous pousse à nous enrichir intérieurement, à nous ouvrir à autrui, à transmettre. Il arrive un moment dans la vie où la quête de l’intensité fait place à celle l’approfondissement. C’est peut-être la meilleure définition de la vieillesse : le moment où nous arrivons au « reste de la vie ». Il pourra nous paraître fade, vain et insipide ou au contraire d’une saveur extrême : de ce choix dépendra notre manière de vivre la vieillesse. Et personne ne pourra le faire à notre place.
En quoi ces réflexions peuvent-elles nous aider à penser la vieillesse de l’an 2050 ? Je conclurai avec ces trois remarques :
1) La vieillesse n’est pas une maladie qu’il conviendrait de guérir, d’abolir ou de cacher : elle engage une sagesse. On se tromperait lourdement en se limitant à un traitement exclusivement matériel ou technique de la vieillesse, même s’il est bien sûr nécessaire.
2) Son objectif n’a pas changé depuis la nuit des temps : rester un humain jusqu’à la fin. Vieillir en aussi bonne santé que possible, entouré de ses proches et des gens qu’on aime, avec le sentiment de servir encore un peu. C’est un spectacle insupportable que de voir, dans les maisons de retraite, les vieux coupés de leur histoire personnelle, réduits à leurs handicaps et largement désindividualisés. Face à cette situation, se manifeste un droit de vieillir humain qui fournit un fil conducteur des politiques publiques.
3) Mais le droit de vieillir humain engage aussi un nouveau devoir : celui de préparer sa vieillesse, d’anticiper le fait que le cadeau de l’existence durable puisse être aussi un fardeau pour soi et pour les autres, et précisément ceux qu’on aime.
PHT
8 commentaires:
Etes-vous certain que "le monde moderne déteste la vieillesse mais adore ses vieux." ?
Il est vrai que l'on cherche tous les moyens pour retarder la vieillesse. Notamment la vieillesse physique, d'où l'engouement pour la chirurgie esthétique.
Il suffit, par exemple, de jeter un oeil sur n'importe quel type de magazines pour se rendre compte de la mise en avant ostentatoire de la jeunesse comme étant la garantie d'une vie saine. Or, une vie saine ne signifie pas etre exclusivement jeune ! Autre exemple : les films. Fut une période où les séries tv mettaient en avant des trentenaires paumés à tous les niveaux de leur, carriéristes à souhait mais réagissant comme des adolescents dans leur vie privée. Est ce là le triste reflet d'une réalité sociale ?
La vieillesse effraie. D'une part parce qu'il y a le risque de "mal vieillir" ; d'autre part parce que les traits du visage s'affaissent, d'où une impossibilité presque systématique de se reconnaitre en contemplant une photo de soi jeune ; enfin, parce que la vieillesse est en soi un affaiblissement de son être.
Le préjugé philantrhope consiste effectivement à imaginer les personnes agées comme étant des sages. Or, ce n'est pas franchement tjs le cas...Comme le chantait brassens : "quand on est con, on est con" ! Je plaisante ( à moitié ) car on a heureusement le choix de vouloir se perfectionner tout le long de sa vie.
Il y a un bon dossier dans "science & vie " sur la vieillesse, lequel est sorti il n'y a pas très longtemps...Aujourd'hui vieillesse est associée à cancer, en grande partie. On se dit qu'on va payer toutes les erreurs de sa vie ( sauf qque le cancer est dû, en plus de la cigarette certes, aux pesticides et nucléaire ). Je pense, pour ma part ( mais cela n'engage que moi ) que l'on reste finalement très superstitieux quant à la vieillesse. Pourquoi ? Parce qu'il y a la crainte de la mort. Et la mort, qu'elle soit jugée de néant ou de contact divin, est la fin de quelque chose. La fin d'une existence. Une fin "mécanique" de l'être.
Le "sentiment de vieillir" ne semble pas propre aux personnages agées. A 80 ans, on est vieux, c'est une réalité. Mais à 30 ? Ou à 25 ? Pourquoi un tel sentiment de "vieillissement" ? Je vais vous conter une anecdote qui m'a profondément marquée. Quand j'étais en 1e année, je connaissais une étudiante qui avait 22 ans. Elle n'arrivait pas, apparemment, à passer en 2e année. Un jour, en discutant, elle m'a dit que si elle n'arrivait pas à dépasser la 1e année, elle cesserait ses études pour VIVRE. Car pour elle : "à 30 ans, on est mort". N'est ce pas là representatif de la mentalité actuelle ?
Il y a, somme toute, énormément d'aspects à mentionner pour comprendre le rapport entrerenu actuellement à la vieillesse, mais une chose qui selon moi est inadmissible, c'est qu'on "laisse crever les vieux" comme s'ils n'étaient rien au monde. Cela va hélas avec la mentalité qui méprise les chomeurs ou les sans abris sous prétexte qu'ils font "taches" dans la société.
De toute façon, la "jeunesse" considérée aujourd'hui est dans son ensemble considérée comme l'apanage de l'adolescence. Ce n'est pas sans raison que le monde professionel ( dont celui de l'edition, bd et informatique ) recherche des "talents" de plus en plus jeunes, voire enfantins. On ne laisse plus le temps de mûrir, car si l'on admet la "vieillesse" comme étant une sagesse, alors il est sage d'admettre qu'il faut du temps pour se développer à tous points de vue. L'adolescence n'est qu'une étape insignifiante. A 25 ou 30 ans on a bcp plus d'idées, de détermination !
Bon, je m'arrete là ...
Quoiqu'il en soit, je ne suis pas tout à fait d'accord en ce qui concerne 'le monde moderne déteste la vieillesse mais adore ses vieux", car les personnes agées incarnent la vieillesse. Cela semblerait infiniment trop contradictoire sinon...
Votre réaction est justifiée et le propos demande en effet une clarification. Vous suggérez, et cela me paraît très juste, que la modernité fait qu'on est vieux de plus en plus tôt (notamment professionnellement) et qu'on le reste de plus en plus tard. Certains produits cosmétiques s'adressent désormais aux jeunes filles de 20 ans pour retarder les rides (bien virtuelles) qu'elles auront plus tard. Il n'en reste pas moins que la grande nouveauté de la modernité est que les vieux sont devenus des individus à part entière : ils ne sont plus des aïeux ou des ancêtres, c'est-à-dire la trace ou le symbole dépersonnalisés du passé grandiose dans notre présent médiocre. La figure du grand parent qui émerge au cours du XIXe siècle, puis celle du nouveau retraité (second XXe), montrent que ce n'est plus l'âge adulte qui représente le critère de la réussite de sa vie : pour la réussir, il faut aussi réussir son enfance, sa jeunesse, sa maturité et sa vieillesse, bref chaque âge et chaque problématique existentielle. C'est pour cette raison, je pense, que la vieillesse, en effet, angoisse ; c'est la crainte de la « rater ».
PHT
En effet, d'un point de vue purement conceptel, les personnes agées ne sont plus "désincarnées" individuellement pour représenter une figure "mythique" de sagesse...
Mais concrètement, il devient de plus en plus difficile d'évoluer normalement ( c'est à dire d'admettre qu'on passe de 15 ans à 25 ans, puis de 30 ans à 50 ans..etc). Personnellement je trouve cela paradoxal, puisqu'on met en avant une jeunesse à conquérir de plus en plus tot, et en meme dépassé un certain age ( 30 ans, par exemple ) on est jugé "vieux" dans le sens de désuet. Ce n'est pas sans raison que les employés de plus de 50 ans sont virés plus facilement que des jeunes de 20ans ...Je crois que cela vient de cette mentalité de consommation qui détruit tout bon sens. Car c'est perdre son bon sens que de s'estimer vieux à 30 ans...Il faut dire aussi que beaucoup de choses de la vie quotidienne ( films, magazines, vetements, loisirs ...) sont essentiellement destinés aux très jeunes, limite prépubères.
Autre sujet, je serais curieuse d'avoir votre avis sur une chose. J'ignore si vous etes au courant, mais il y a eu une vote étudiant dérnièrement. J'ai été très étonnée de voir une association d' "etudiants musulmans". Je ne suis pas islamophobe, entendons-nous bien, mais je trouve pr le moins scandaleux de mettre ainsi en avant une commuanauté religieuse alors qu'il s'agissait d'un vote étudiant politique. La laicité consiste justement en une distinction "claire et evidente" entre politique et religion...J'ai été vraiment étonnée que le droit étudiant ( ou l'administration interne de la fac, je ne sais pas exactement ) accepte un tel programme communautaire...
Je n'étais pas au courant. Cela dit, je ne suis pas hostile (ni le droit d'ailleurs), par principe, à la bannière religieuse pour les affaires politiques. Après tout, il y a bien un courant chrétien démocrate en Europe … mais évidemment le « démocrate » a ici son importance … et c'est là le vrai critère pour pouvoir juger.
PHT
Pourriez-vous nous éclairer, vous qui avez travaillé avec Mr Deschavanne, sur un âge de la vie qui semble devenir de plus en plus anxiogène : de la sortie de l'enfance à l'entrée dans la vie adulte (et non pas l'âge adulte...):
on nous parle de l'alcoolisme galopant chez lez jeunes adolescents... non pas la consommation diffuse, mais la recherche "de la défonce", comme pour ne pas avoir à faire de crise d'adolescence.
On parle de l'angoisse des étudiants devant la grande étape de "l'insertion professionnelle"...
On voit une génération 2008 qui parait comme une antithèse de la génération 1968 : les jeunes défilent mais... pour un contrat de travail sécurisant et la suppression des postes d'enseignants !
Ne pensez vous pas, que l'image positive du retraité aujourd'hui vient surtout du fait que pour eux, la question est réglée ! Le grand passage à la vie adulte, c'est fait... et que la suite parait une rigolade.
Pourquoi cette angoisse du jeune "futur adulte" est-elle si forte de nos jours par rapport à d'autres époques ?
Sans doute parce qu'il n'y a plus de modèle tout fait de « l'homme fait », comme on disait jadis. L'adulte n'est plus un habit que l'en endosse en devenant « soldat, père de famille, citoyen » (comme disait Léon Bourgeois à la fin du XIXe). On entre dans l'âge adulte, mais on ne cesse plus d'essayer de le devenir.
Les conduites à risque dans cette perpective sont à interpréter comme une sorte de radicalisation de l'expérimentation de l'existence, propre à la jeunesse : pour sentir la vie, il faut la risque ou la brûler …
Je ne dirai pas que, pour les retraités, le reste de la vie sera une rigolade, car la fin de vie n'est pas forcément réjouissante à envisager. PHT
oui c'est sûr, une rigolade... tout est relatif. Mais c'est comme si passé la cinquantaine, vu de notre âge à nous, être adulte est une question réglée. On ne s'imagine pas bien quelles seront les autres questions qui se poseront, relatives à ces âges là. Nous avons l'image d'un retraité vieillissant entouré de sa famille et profitant des gens qu'il aime. D'où le choc lorsque l'on découvre, à l'instar de la canicule, que dans la réalité nous ne traitons pas si bien nos vieux que cela, car beaucoup sont isolés et nous n'en avons pas conscience.
C'est la raison pour laquelle le problème est davantage la solitude que la vieillesse. Cela fera l'objet d'un futur texte et, je l'espère, livre.
PHT
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