mercredi 19 novembre 2008

La dignité a-t-elle encore un prix ?

Nous publions ce texte de Pierre Bétrémieux, actuellement doctorant à l'Université Paris-Sorbonne.

Le 10 décembre prochain sera certainement célébré le 60e anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1948. Pour la première fois, au sortir d’un demi-siècle où le monde dit civilisé avait connu les pires barbaries, figurait dans une telle Déclaration la notion de dignité introduite dès son préambule et affirmée dans l’article 1 :
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »
Désormais la dignité est invoquée avec de plus en plus d’emphase dans les débats éthiques ou politiques, sans pour autant en proposer la signification. Ainsi dans la charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne, diffusée en 2005, le Titre I a été intitulé « Dignité ». Sous ce Titre sont rangés le « droit à la vie », le « droit à l’intégrité de la personne » dans le cadre de la biomédecine, champ dans lequel sont interdits : les pratiques eugéniques – notamment la sélection des personnes – la marchandisation du corps humain, le clonage reproductif. De manière presque incantatoire, ce Titre I, sans définir la dignité, affirme dès son 1ier article que « la dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée ».
De par une utilisation excessive , le concept de dignité devient l’objet de controverses enflammées. Au mieux la dignité est désignée comme un concept flou ou un principe paternaliste, « bourreau des libertés individuelles » . À l’extrême, la dignité est taxée d’être une notion d’inspiration métaphysique ou religieuse, « inutile » ou « stupide » : les autorités religieuses ou traditionalistes, se seraient emparées du thème de la dignité afin d’imposer leur magistère aux comités d’éthique oeuvrant dans le domaine de la biomédecine.
Les détracteurs de la notion de dignité la récusent donc soit au nom de la défense de l’autonomie et de la liberté de l’individu, soit parce qu’elle présente un caractère métaphysique entravant les progrès de la biomédecine.
Dans la Rome antique, la dignitas représentait le prestige et l’autorité attachés aux plus hautes charges. Pic de La Mirandole reprendra cette notion pour inviter l’homme à honorer volontairement la charge honorifique de « se modeler » et de « se façonner » qui lui a été confiée : à partir de son « image indistincte », par sa seule volonté, l’homme aura le choix soit de « dégénrer en formes inférieures déraisonnables », soit de « se régénérer en formes supérieures excellentes » . La référence à Kant est inévitable pour tenter de répondre aux contempteurs de la dignité. Opposée au prix d’un objet, d’une marchandise ou d’un service, la dignité (de l’humanité et de la loi morale), représente la valeur absolue, inconditionnée et incomparable que seule possède « l’humanité en tant qu’elle est capable de moralité » . Pour l’être raisonnable, l’autonomie de la volonté est principe suprême de la moralité et « fondement de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable » . Le concept de respect , traduit l’attitude que doit adopter un être raisonnable envers la loi morale dotée d’une valeur inconditionnée – à savoir de dignité.
Le respect s’applique toujours « uniquement aux personnes, jamais aux choses » : on reconnaît ici l’interdit d’instrumentalisation de la personne humaine selon la 2nde formule de l’Impératif Catégorique . Cet impératif ne serait-il pas superflu s’il ne concernait que des êtres rationnels supposés être invulnérables, capables de se faire respecter et de refuser d’être blessés physiquement ou moralement en les considérant comme moyens ? Mais comme le rappelait Freud en analysant l’interdit « tu ne tueras point », peut-être faut-il édicter un tel commandement de non-instrumentalisation de l’être humain si « ce qu’aucune âme humaine ne désire …ne s’excluait pas de soi-même » .
La dignité est récusée au nom d’une éthique « minimaliste » qui se réclame d’une liberté individuelle et collective qui ne peut être limitée que par la perspective du mal fait à autrui (principe de non nuisance de JS Mill ). Dans sa radicalité, cette approche laisse de côté tous ceux des membres de la famille humaine qui, selon l’observation de JS Mill pourtant, « sont encore dépendants d’autrui et doivent être protégés contre leurs propres actions ainsi que contre les risques extérieurs » .
Rendre le concept de dignité inutile et le ravaler au rang d’un slogan à caractère religieux, au prétexte que le principe de respect des personnes et de leur autonomie répond à tout problème éthique posé par la biomédecine, c’est en exclure deux problèmes cruciaux.
Tout d’abord celui des situations de vulnérabilité où l’être humain devenu dépendant et vulnérable, a perdu son autonomie et où le respect qui lui est dû en tant que membre de la famille humaine, ne doit pas permettre de le traiter comme un objet de moindre valeur.
Cette réflexion sur la pertinence de la notion de dignité s’applique à un second problème de la biomédecine à savoir celui des recherches ayant trait au matériau biologique humain (Ex : Diagnostic Pré-Implantatoire (DPI), Procréation Médicalement Assistée (PMA), clonage , cellules souches etc…) : serait-ce faire preuve d’obscurantisme que de rappeler qu’il s’agit ici de la nature humaine dont les hommes manipulent des composants, et qu’à ce titre un respect leur est dû en ne les considérant pas comme de simples objets biologiques ? Il n’est pas anodin de parler de dignité quand il s’agit de sélectionner un embryon dans une opération de DPI : choisit-on l’objet satisfaisant le mieux le « parent-consommateur » (le sexe ou la performance future) ou retient-on seulement un futur être humain qui ne sera pas victime d’une maladie génétique dégénérative entraînant inéluctablement une maladie gravement invalidante, des souffrances et souvent la mort à très court terme ?
La personne humaine n’a pas de prix, et ne peut être traitée comme un objet ; la notion de dignité garde un « prix » sans équivalent car elle peut représenter l’Idée régulatrice d’une bioéthique. Loin d’entraver les progrès de la biomédecine, cette Idée de dignité rappelle que la biomédecine sert l’homme tout en le prenant comme objet d’étude ou de soins et que, sans être accompagnée d’une réflexion éthique, elle peut être « en partance vers l’inqualifiable »

Pierre Bétrémieux
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1- « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde… »
2- Pour exemple cette citation du CCNE (Comité Consultatif National d’Éthique) en décembre 1987 :
« la dignité est cette lumière que sur tout l’humain la liberté du sujet moral projette de derrière l’horizon longtemps après son coucher et bien plus tôt que son lever »
3- Olivier Cayla, « Dignité humaine le plus flou des concepts », Le Monde, 31 janvier 2003.
4- Marcela Iacub, « Débat avec Marcel Hénaff : Qu’est-ce qui n’a pas de prix ? », Philosophie Magazine, N°23, octobre 2008, p. 54.
5- Ruwen Ogien , L’éthique aujourd’hui –Maximalistes et minimalistes., Paris, Gallimard, coll. Folioessais, p. 129 sq.
6- Ruth Macklin, “Dignity is a useless concept”, British Medical Journal, December 20 2003, vol. 327, p. 1419-1420.
7- Steven Pinker, « The stupidity of dignity – conservative bioethics’ latest ploy », The New Republic, May 28 2008.
8- Pic de La Mirandole (1487), De la dignité de l’homme, Paris, Editions de L’Éclat, 2005, p. 9.
9- Kant, 1785, Fondation de la Métaphysique des Mœurs, AK IV 435 à 440, trad. A. Renaut, Paris, Garnier Flammarion, 1994, p. 116-123. En particulier (p. 116, AK IV 434) :
« ce qui a un prix peut aussi bien être remplacé par quelque chose d’autre en le considérant comme son équivalent ; ce qui en revanche est supérieur à tout prix, et par suite n’admet nul équivalent, c’est ce qui possède une dignité. »
10- Op. cit. AK IV 436.
11- Kant, 1788, Critique de la Raison Pratique, AK V 76, trad. Picavet, Paris PUF, coll. Quadrige, 1997, p. 80.
12- « Agis de façon que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais comme simple moyen. »
Dans ses Leçons d’éthique, Kant, évoque moins solennellement la teneure de cet impératif : « tout ce qui existe dans le monde – à part l’homme – n’a que la valeur d’un moyen. Puisque l’homme n’est pas une chose, mais une personne, il ne peut donc être un simple moyen » (Kant, Leçons d’éthique, trad. L. Langlois, Paris, Le livre de poche, coll. classiques de poche, 1997, p. 231.)
13- Freud S. (1915), Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, in Essais de psychanalyse, Paris, PB Payot, 2001, p. 41.
14- JS Mill (1859), De la liberté, trad. Laurence Langlet, Paris, Gallimard, Coll. Folio Essais, 2002, p. 74.
15- De la liberté, Op. Cit., p. 75.
16- Lucien Sève (2006), Qu’est-ce que la personne humaine ?, Paris, La Dispute, 2006, p. 48.

mardi 23 septembre 2008

La société parano

Face à la complexité du monde, nous avions jadis l’explication religieuse. Quand l’épée d’Ajax se brise au moment précis où Hector est à sa merci, l’explication était claire : Apollon est intervenu. Lorsqu’une catastrophe se produisait, elle visait à laver quelque péché mortel — il s’en commet d’ailleurs toujours suffisamment pour les justifier toutes. Mais désormais, faute du secours des religions, notre interprétation du monde se trouve déséquilibrée. Nous manquons cruellement de Deus (ou, en l’occurrence, de diabolos ) ex machina à qui imputer la mauvaise volonté. D’où la construction de nouvelles obscures idoles : la CIA, le Mossad, les 100 familles … responsables de tout et du reste. Le délire sceptique sur les événements du 11/09 le montre assez. Notre société est devenue paranoaïque : complots, secrets, propagandes … nous préférons le réconfort du soupçon à l’angoisse devant un monde incontrôlable, inexplicable et irrationnel. C’est le désenchantement du mal. Dans ce contexte, la raison du complot est toujours la meilleure ; et son mécanisme est immuable :
1) Quand il y a des images — et il y en a de plus en plus —, cela, loin de nous convaincre, nous met la puce à l’oreille : trucage, manipulation ? Et quand il n’y en a pas, comme le fameux avion du Pentagone, c’est la preuve que ça n’existe pas. L’hyper-information, dans sa profusion, produit plus de doutes que de certitudes.
2) A qui profite le crime ? Cette question justifie toutes les analyses les plus délirantes — et on remontera sans peine aux Protocoles des sages de Sion … mais on oublie du même coup cette autre question : à qui profite le doute ?
3) Il y a une version « officielle » et toutes les autres sont « censurées », preuve supplémentaire de penser que le complot est profond, ancré au cœur du pouvoir médiatico-politique. Après tout, la plus grande ruse du diable n’est-elle pas de nous avoir convaincu qu’il n’existait pas ? Cela dit, on peut vérifier en ouvrant sa page WEB préférée que la censure n’est guère évidente.
4) La société parano est l’héritière d’une « philosophie du soupçon », qui fonctionnerait de manière instrumentale. Alors qu’il s’agissait pour celle-ci de soupçonner afin de dévoiler une réalité ultime (l’expression des forces vitales pour Nietzsche, l’infrastructure économique pour Marx, l’économie des pulsions pour Freud), le soupçon fonctionne désormais pour lui-même, déconnecté de toute assise et de toute finalité. Le plus sceptique aura toujours raison (= un scepticisme dogmatique) et l’extension du domaine du doute est infinie : soupçonner pour soupçonner. Par où l’on voit que la société parano n’est qu’un des nombreux fruits de l’immense société de consommation. Et, malheureusement, ce n’est la faute de personne ; quoique …
PHT

dimanche 14 septembre 2008

Pour un droit au risque opposable

Critique de la raison PPP

Prévention, Précaution, Protection : cette trilogie magique (PPP) inspire désormais toutes nos politiques publiques. En ligne de mire : le Risque. Il est devenu l’ennemi numéro 1, l’adversaire absolu, la nouvelle figure du diable. Car il est partout : dans l’air, dans l’eau, dans l’assiette ; dans le petit et dans le grand ; il est réel dans le virtuel et virtuel dans le réel ; il est aussi dans l’avenir incertain, dans le passé profané, et — toujours plus insidieux — dans le présent quotidien.
L’omniprésence du risque nous obsède. Et dire que certains pensaient qu’on en avait fini avec les grandes Causes. Que nenni ! Nous retrouvons là un nouveau combat, qui entraîne tout, justifie tout, excuse tout.
Jusqu’à nous faire oublier qu’une vie sans risque ne vaut peut-être guère la peine d’être vécue et qu’elle n’aurait surtout plus grand chose à voir avec la condition humaine, dont la caractéristique essentielle n’a pas changé récemment. C’est toujours la finitude, à savoir l’ignorance, le mal et la mort.
Plaider aujourd’hui, cum grano salis, en faveur d’un « droit au risque opposable », c’est rappeler cette évidence. C’est rappeler que la PPP doit veiller ne pas dépasser certaines limites au-delà desquelles elle contribue à déshumaniser l’existence.
On encourt un grand risque (encore un !) à tenir ce plaidoyer : on l’accusera d’être insensible au malheurs du monde ou, pire, de jouer la provocation. Et, de fait, ce sont des penseurs bien peu recommandables qui ont jusque-là défendu cette idée : depuis Nietzsche et son fameux « il faut vivre dangereusement » jusqu’aux néo-libéraux (ou libertariens) qui soutiennent que l’action de l’Etat est, en tant que telle, une atteinte insupportable aux libertés essentielles de l’homme. Chez eux, c’est la protection de l’individu elle-même qui est liberticide.
Sans tomber dans cet excès inutile, on peut néanmoins plaider en faveur d’une critique modérée et interne de la raison PPP en essayant de trouver les critères susceptibles d’en limiter le champs d’action. Deux exemples, pour s’en convaincre.
Aucun sujet ne fait davantage consensus que la Protection de l’enfance. Elle a permis d’incontestables et fulgurants progrès dans la condition enfantine. Et pourtant, si l’on n’y prend garde, elle menace de produire des effets pervers polymorphes. Il suffit de considérer la réglementation tatillonne des sorties scolaires, les contraintes sanitaires d’une cantine, les règles de sécurité des colonies de vacances. Arrive à grands pas, le temps où les pique-niques seront interdits parce qu’ils brisent la chaîne du froid. La protection de l’enfance se retournera alors contre l’éducation des enfants. Et l’on oubliera l’essentiel : à savoir que ce qu’il faut protéger, ce n’est pas l’enfance (l’innocence, la pureté, l’imagination, …), mais la volonté de grandir des enfants. Et cela passe par l’autonomisation, par la responsabilisation progressive, … donc par une certaine dose de prise risque.
Même constat, à l’autre bout de l’existence. Un traitement exclusivement médical du grand âge et de la dépendance en vient paradoxalement à réduire les individus à l’état de cadavre vivotant. La focalisation sur les risques médicaux peut entraîner une déshumanisation, car le principal risque à cet âge n’est pas la mort, mais l’insipidité de la vie. On l’oublie parfois, mais sapiens, vient de sapere : goûter ; et l’homo sapiens est celui qui, pour sa grande sagesse, a besoin de trouver du goût à la vie.
Grandir et vieillir : quand la PPP en vient à gêner ces deux buts, c’est que les dérives sont proches. Mais cela permet à tout le moins d’identifier un critère qui permette de l’évaluer. Il suffit de se demander si elle respecte ou non l’adulte qui sommeille (parfois profondément) en nous ? Quand la PPP oublie de concerner l’adulte (sa responsabilité et son autonomie), elle court un grand danger ; quand elle le vise (même s’il n’est pas là hic et nunc — enfance, folie, grand âge, …), elle ne risque jamais de s’égarer.
Alors que nos vies sont plus sûres et plus durables que jamais, nous ne cessons de nous convaincre de leur précarité ; alors que nous aurions de bons motifs d’être plus confiants, l’angoisse nous assaille de tous bords ; alors que nos destins semblent plus ouverts que jamais, la peur du vide nous paralyse. Veillons à ce que le « combat contre le risque » ne devienne pas la nouvelle idéologie aveuglante de demain. Bref, sachons aussi nous protéger contre les excès de la protection.
PHT
Ce papier est initialement paru sur le site Causeur

dimanche 13 juillet 2008

lundi 26 mai 2008

Marre de mai !

Avec le recul ou le retard, c’est selon, on se doit de revenir sur l’étrange commémoration de mai 68. Comment expliquer la masse de papiers rédigés sur plus de trois mois, la quantité d’ouvrages, la frénésie d’événements ? Et ce, dans ce qui apparaît comme une relative indifférence du public non initié et non concerné … L’indigestion commença apparemment dès l’apéritif (voir les chiffres des ventes des hebdomadaires), mais elle ne découragea pas les rédactions à continuer le service … Résultat : si l'importance d'un événement se mesure à la quantité de lignes publiées pour le commémorer, mai 68 est l'événement du siècle ! Il doit donc y avoir derrière tout cela autre chose qu’un devoir de mémoire, comme on dit.
1) D'abord, il est clair que la commémoration de 68 fut conçue par ses auteurs comme un « acte de résistance » à Nicolas Sarkozy qui avait prétendu en liquider l’héritage ; comme une sorte de revanche idéologique. Mais le coup n’a convaincu que les déjà convaincus : de même que l’attaque de Sarkozy n’avait guère eu de prise au-delà d’un cénacle qui lui était acquis ; de même la commémoration tout azimut n’a guère eu d’écho que dans les petits cercles. Etrange guerre qui évite la confrontation …
2) Ensuite, la nostalgie du joli printemps de mai qu’éprouve La Génération (comme dit Mara Goyet) n’est pas sans rappeler celle de la génération précédente à l’égard de la Résistance. Belle formule de Laurent Joffrin dans l’entretien avec B. Delanoë qui décrit ainsi 68 : « faute d’avoir vécu aux temps héroïques, on a cherché à héroïser des temps pacifiques » (De l’audace, p. 35). Ironie de l’histoire : les jeunes cons d’hier (ceux de 68) sont devenus les vieux cons d’aujourd’hui, ressassant à outrance l’« ancien-combattantisme » qui leur était jadis insupportable et déplorant le triste état d’une jeunesse désengagée.
3) Enfin, il faut s’en convaincre, l’héritage de 68 n’est pas à commémorer : une part (l’aspiration à la liberté morale) est définitivement intégrée à la société ; une autre part est inexorablement obsolète (la théorie gauchiste révolutionnaire). Entre les deux, il reste une aspiration révolutionnaire sans sa théorie, une gestuelle de la protestation automatique, une attitude de vigilance critique : bref une posture politique dénuée de contenu, qui sature et épuise la fonction civique. Et cela ne mérite sans doute pas commémoration … Le mystère reste entier (voir une autre analyse sur causeur) .
PHT

mercredi 21 mai 2008

La philosophie politique de PS

A propos de la nouvelle Déclaration de principes du Parti socialiste (avril 2008).

Pour la cinquième fois depuis 1905, le PS se dote d’une déclaration de principes. C’est une étape notable dans la rénovation engagée depuis l’échec de mai 2007. Le texte comprend un préambule et trois parties : I- Nos finalités fondamentales ; II- Nos objectifs pour le XXIe siècle ; III- Notre parti socialiste.

4 remarques :
1) Ce texte, à sa parution, a suscité pas mal de réactions ironiques (à droite), tant il semblait ratisser large. Il est vrai que des affirmations du type : « pour les socialistes, l’être humain est un être doué de raison, libre, un être social qui grandit dans sa relation aux autres, ouvert à toutes les potentialités » ne frappent pas par leur originalité. Elles rappellent les discours « éduc nat. » en tête des programmes scolaires. Cela dit, il est difficile de reprocher à une déclaration de principes d’être une déclaration de principes, même si le « souffle » n’est pas là.
2) Plus grave, le reproche qui voit dans cette déclaration une sorte de texte de rattrapage pour le XXe siècle plutôt qu’un fer de lance pour le XXIe. Le ralliement à l’économie de marché est clair et nulle mention n’est faite à la lutte des classes et aux options révolutionnaires : il était temps. L’histoire des différentes versions de déclaration (1905, 1946, 1969, 1990) montre le trop lent processus d’éloignement du marxisme révolutionnaire que le PS continue de payer aujourd’hui. Le SPD allemand s’en était écarté en 1959 (Congrès de Bad Godesberg) et le New Labour anglais (en 1994 avec la réécriture par T. Blair de la « Clause IV » de 1918).
3) Certes, la déclaration intègre deux nouveaux défis : le développement durable et la maîtrise de la mondialisation, mais elle reste étonnement silencieuse sur la crise de l’Etat providence. L’action collective semble être bénéfique, par principe et par essence ; et la question de ses effets pervers éventuels n’est pas évoquée. C’est pourtant le défi majeur : notre Etat est à la fois trop gros et trop maigre ; il protège quand il devrait libérer et il libère quand il devrait protéger. Comment replacer le bon curseur ?
4) Enfin — impression générale : ce texte, qui mentionne les droits sans les devoirs, laisse planer l’idée que la citoyenneté est avant tout affaire de protestation ; article 1 — « Etre socialiste, c’est ne pas se satisfaire du monde tel qu’il est » ; « révolte contre les injustices » ; article 2 — « critique historique du capitalisme ». Tout cela est bien sûr indispensable, mais la référence à la responsabilité dans l’exercice du pouvoir n’est pas centrale : seraient-ce là des principes d’un parti qui se sent naturellement dans l’opposition ?
PHT

mercredi 14 mai 2008

Pétition contre l'usage immodéré des pétitions

Nous, intellectuels et manuels, savants et ignorants, inconnus célèbres ou méconnus notoires, hommes de lettres et femmes de chiffres, francs maçons et menuisiers fourbes, férus de dîners en ville ou de déjeuners sur l’herbe … ; nous considérons qu’il est de notre devoir de protester avec la dernière énergie contre l’usage immodéré de la pétition dans nos démocraties tardives.

Elles se sont répandues sans que nous y prenions garde, saturant d’un bruit désormais quotidien l’agenda public, les pages de nos journaux et nos boites mails. L’exception est devenue la règle et la frénésie pétitionnaire contribue à rendre équivalentes toutes les causes, à banaliser tous les combats et à dénaturer le civisme.

Car force est de constater qu’elles sont en général propices à la pensée molle, aveugles à la complexité des situations et remplies de plus ou moins bonnes intentions ; elles se nourrissent de plus ou moins bonne conscience en cantonnant le métier de citoyen à la seule fonction de protestation. Plus de 400 ans après Descartes, elles annoncent la triste nouvelle de la naissance d’un nouveau cogito : je pense donc je suis contre !

C’est la raison pour laquelle, nous appelons avec solennité tous les citoyens responsables à une vigilance accrue face à leur usage inconsidéré. La démocratie est malade (même si c’est seulement un gros rhume) de cet éternuement constant de citoyens systématiquement en colère sur tout, son contraire et le reste.

Si vous êtes d’accord avec les principes défendus dans ce texte, nous vous demandons instamment de ne pas le diffuser et de ne pas le signer !

mardi 15 avril 2008

Le syndrome d'Iznogoud

[Intervention à Tendances Institut (le 15 avril 2008) : Ciao Platon : sommes-nous à la fin de la démocratie ?]

1) Une remarque sur le titre : A relire la République, ce serait plutôt « Bonjour Platon ». La fin de la démocratie, il la prévoyait et il la souhaitait. C’était le régime qui avait provoqué la mort de Socrate et Platon n’a pas de mot assez dur contre elle : elle égalise tout « même ce qui est inégal par nature ». Elle conduit à ce que les esclaves, les femmes, les jeunes et les enfants prennent le pouvoir sans être à même de le fonder de manière sûre ; bref, elle conduit inévitablement au despotisme ou plutôt à la tyrannie.
Mais il faut bien noter que pour Platon, la démocratie n’est qu’un régime possible parmi d’autres.

2) Ce n’est plus le cas. La démocratie est devenue notre univers : Tocqueville distingue plusieurs sens du mot démocratie. La démocratie comme monde ce qui signifie deux choses : d’une part (1), l’égalisation des conditions, c’est-à-dire l’idée que les hommes se conçoivent spontanément comme semblables, comme des alter ego, appartenant à une humanité commune abstraction faite de toutes les différences ; d’autre part (2), l’avènement de l’autonomie, c’est-à-dire l’idée que les hommes s’estiment avoir suffisamment de lumière pour décider eux-mêmes de leur destin.
Mais, remarque Tocqueville, ce monde de la démocratie peut conduire au meilleur comme on pire :
• L’égalité peut mener à l’uniformisation, au retrait dans la sphère privée, au désintérêt des affaires publiques, à la médiocrité démocratique.
• L’autonomie peut conduire à la destruction absurde des traditions, du passé, des peuples, de la nature… et de la liberté elle-même.
Bref, et c’est le second sens de démocratie (comme régime) : le monde démocratique peut être vécu selon un mode libéral (dans lequel la passion de l’égalité demeure respectueuse de la liberté) ou selon un mode despotique (quand l’égalité détruit la liberté).

3) Ce que n’a pas vu Tocqueville, c’est que l’installation d’un régime libéral ne garantit nullement le triomphe de la démocratie. C’est le sentiment que nous avons aujourd’hui : la démocratie, bien installée, dans les mœurs, souffre pourtant d’une sorte de contradiction interne et profonde.
Aujourd’hui quand on évoque la crise de la démocratie, voire quand on annonce sa fin, on mobilise généralement des causes ou des motifs extérieurs : la mondialisation, le triomphe de l’économique sur le politique, le règne des médias, la nullité crasse des politiques … tout cela empêcherait les citoyens naturellement bons d’exercer leur esprit critique et leur action. Tout cela est peut-être juste, mais on peut aussi envisager que la crise se niche au cœur du citoyen hypermoderne. Celui-ci souffre de ce que nous avions appelé le « syndrome d’Iznogoud ».
D’un côté, nous avons un individu, petit et méchant, ultra vigilant ses droits et hyper exigeant sur ses créances ; de l’autre, un Etat aussi gros qu’il est mou. Le petit ne cesse de pester contre l’Etat qui l’adore et de dénoncer l’impuissance et l’incurie de celui à qui il adresse par ailleurs des demandes toujours plus impérieuses et pressantes. Nous sommes tous ces citoyens Iznogoud vitupérant contre l’Etat, en le sommant de maigrir et de grossir en même temps. Qu’il maigrisse pour que nos libertés soient respectées ; qu’il grossisse pour que notre protection soit assurée. C’est une manière assez particulière de reposer la plus vieille question de la philosophie politique : celle du meilleur régime.
On peut simplement regretter que sa portée philosophique s’estompe face à l’enjeu diététique.

4) Quelle issue ? Si l’on veut l’exposer dans sas formulation la plus générale, avant de la préciser dans la discussion il faut repartir du paradoxe qui fait que nous vivons dans des sociétés d’individus : en principe, la contradiction semble être totale. L’individu s’oppose à la société qui le lui rend bien. En réalité, le dispositif aspire à un cercle vertueux que l’on pourrait formuler ainsi : une société d’individus, c’est une société qui produit des individus qui produisent la société.
— Que la société soit le produit des individus, c’est ce qu’entérine la logique libérale qui installe les droits de l’homme, le principe de la souveraineté du peuple, son exercice par des représentants et le principe de la laïcité (la reconnaissance du pluralisme).
— Que l’individu soit le produit de la société, c’est ce que la dynamique républicaine, mais aussi social-démocrate, de l’Etat moderne qui a dégagé l’individu des cadres traditionnels pour le façonner comme tel (état civil, conscription, salariat, sécurité sociale, politique éducative).
Ces deux logiques sont aujourd’hui en crise.
• D’un côté, la désertion civique (qui peut se manifester aussi sous les apparences généreuses de l’engagement et de la révolte) et la crise de la représentation (concurrencée par les sondages) marquent l’échec de l’individu à « faire » la société ;
• De l’autre, la crise de l’école et l’enlisement de l’Etat providence entérine la difficulté de la société à faire l’individu.
Cette double impasse montre aussi une issue, au moins sur le papier : que l’Etat ait un meilleur tempo dans l’articulation entre libération et protection ; que le citoyen étende son hypercritique à la considération de son propre rôle dans la société.
C’est à ces conditions que le cercle vertueux des démocraties libérales pourra espérer se reconstituer.
PHT

jeudi 10 avril 2008

Quel est le vrai libéralisme ?

Remarques sur la séance du 8 avril.

C’est désormais un truisme que de dire que libéralisme est devenu, en France, un « gros mot ». En qualificatif d’une politique, le terme suffit à la déconsidérer.
Pour tenter de sauver le « libéralisme », la stratégie adoptée consiste généralement a opposer le méchant « néo- ou ultra-libéralisme » (économique) au gentil « libéralisme classique » (politique). Le premier étant une dérive ou radicalisation illégitime du second. C’est cette stratégie de défense que Alain Laurent (Le libéralisme américain, Les Belles Lettres, 2006) entend démonter en posant la question de savoir ce qu’est le vrai libéralisme. Afin d’éviter une trop grande extension du concept qui le rendrait inopérant, il distingue ce qu’il appelle un libéralisme authentique (c’est-à-dire l’affirmation de la triple liberté individuelle, politique et économique assortie de la volonté de limiter la sphère légitime d’intervention de l’Etat) d’un libéralisme inauthentique, qui se présente comme du libéralisme, a le goût du libéralisme, mais n’est pas du libéralisme. Ce libéralisme inauthentique (qui trahit explicitement les idées précédentes) est le fruit d’une stratégie d’importation de la social-démocratie en Amérique, qui n’a pas voulu dire son nom (précisément pour favoriser cette importation). Ce trajet, qui débute en Angleterre (New liberalism de Mill, Green, Hobhouse, …) et se poursuit aux Etat-Unis (Dewey, Lippmann), se traduit par un « gauchissement » du libéralisme : la Théorie de la justice de Rawls en est l’aboutissement. C’est une telle « dérive étatiste » qu’entendront combattre les « néo-libéraux » américains qui, dans cette perspective, loin de représenter eux-mêmes, une « dérive du libéralisme » sont les héritiers les plus légitimes de son orthodoxie.
L’avantage de cette lecture est qu’elle permet de clarifier les antagonismes en identifiant avec précision les lignes de front. Elle permet d’éviter les malentendus suscités par le terme libéral : les libéraux américains (liberals) sont « de gauche », l’exact contraire de ceux que les Français disqualifient comme « libéraux américains », qui sont eux de droite et très peu libéraux (courant néo-conservateur). Son inconvénient est qu’elle décourage les tentatives de convertir la gauche française à la modernité (Monique Canto-Sperber). Elle n’envisage pas non plus l’idée d’une « transformation du libéralisme » (Alain Renaut) qui consisterait en la tentative d’intégrer les exigences de la justice sociale dans un schéma libéral (primat du premier principe sur le second). Bref, l’interprétation juste historiquement est philosophe-politiquement fâcheuse.
Pour éviter l’inconvénient sans abolir l’avantage, j’opposerai pour ma part (en suivant Gauchet, in Le Débat, 131, sept-oct 2004) un socle libéral (qui constitue le fonds commun des sociétés occidentales) et le libéralisme comme doctrine (qui offre plusieurs visages dans le paysage politique contemporain).
• Le socle libéral : il consiste pour l’essentiel dans la séparation de la société civile et de l’Etat. Ce qui signifie du point de vue de la liberté, trois choses : 1) la reconnaissance de la liberté individuelle des personnes privées, 2) la reconnaissance de la liberté politique des citoyens (d’expression, de réunion, d’association + les mécanismes politiques destinés à traduire institutionnellement ce système des droits = le gouvernement représentatif), 3) enfin la liberté économique (puisque la propriété est un droit fondamental et la possibilité de passer des contrats une des libertés de base).
• C’est à partir de ce socle libéral, partagé par toutes les doctrines politiques modernes, que le libéralisme comme doctrine se déploie spécifiquement, défendant le primat de la liberté individuelle sur l’égalité sociale. Mais, en son sein, les analyses divergent quant à l’interprétation qu’il convient de donner à ce socle. La diversité des formes de libéralisme réside, me semble-t-il, dans les différentes réponses apportées à cette question : qu’est-ce qui (principalement) menace la liberté ? C’est elle, qui permet de classer les différentes formes de libéralisme.
On pourrait ainsi tenter un petit inventaire des réponses :
— Si c’est l’absolutisme d’Ancien Régime, le libéralisme sera « de gauche » et insistera sur la nécessité de réduire les prétentions d’un Etat tutélaire (Locke).
— Si c’est le terrorisme révolutionnaire, le libéralisme sera « de droite » (non réactionnaire) avec la vocation d’éviter les dérives liberticides du gouvernement démocratique (Constant).
— Si c’est le socialisme ou le communisme, le libéralisme sera « de droite » avec le projet d’empêcher que la logique de l’égalité prenne le pas sur celle de l’égalité (Tocqueville).
— Si c’est le totalitarisme marxiste, le libéralisme sera « de droite » avec le projet de déconstruire la bureaucratie étatique (Aron).
— Si c’est l’Etat-providence, le libéralisme sera encore « de droite », mais porteur d’une tendance anarchiste visant à éviter les effets pervers d’une gestion centralisée et collective de la protection (Hayek, Nozick).
— Si c’est le capitalisme, le libéralisme redeviendra « de gauche », en mobilisant avec précaution les ressources de l’Etat et de la redistribution pour garantir les libertés (libéralisme social ou de gauche : New Labour de Blair ou néo-zélandais).
Au sein de ces réponses, la voie libérale orthodoxe est celle qui considère que l’Etat (qu’il soit absolutiste, totalitaire ou providence) est le principal adversaire de la liberté. La société possède un ordre interne à tous égards plus efficace et juste que celui que peut proposer le gouvernement étatique.
La question que l’on peut poser pour finir est de savoir si, entre l’Etat « cerveau de la société » et l’Etat minimal, réduit à la simple protection des libertés, une voie n’est pas envisageable pour un Etat « auxiliaire de la société civile » qui répondrait à ce double objectif : 1) Permettre aux individus de produire leur propre liberté ; 2) Assurer un minimum de représentation commune, comme le lieu d’autoréflexion de la société sur elle-même. Bref, l’urgence politique est-elle aujourd’hui de lutter contre un Etat liberticide ou de transformer l’action de l’Etat en repensant les conditions de son efficacité ?
PHT

jeudi 3 avril 2008

Avoir 110 ans en 2050 ?

Dans la question qui m’a été posée et qui offre le cadre de notre réflexion aujourd’hui : « Avoir 110 ans en 2050 ? », c’est, en bon philosophe, le point d’interrogation qui m’a le plus intéressé. Car il y a trois manières de le comprendre.
1) Est-ce que l’on aura 110 ans en 2050 ? Ce point là ne fait guère de doute. Je n’aurai personnellement pas 110 ans en 2050 (il me faudra attendre 2075), mais il est clair que l’espérance de vie aidant, le nombre de centenaire ne sera plus symbolique.
2) Comment avoir 110 ans en 2050 ? Cette question est beaucoup plus délicate. Elle concerne au premier chef les scénarios relatifs à l’espérance de vie sans handicap, dont les spécialistes nous disent qu’elle constitue désormais l’objectif principal de la médecine, bien davantage que l’espérance de vie brute. Et corrélativement, elle touche à l’accompagnement social de la grande vieillesse.
3) Pourquoi avoir 110 ans en 2050 ? Dans le double sens d’à quoi bon et pour quoi faire … En ouvrant la dimension de cette question, je n’appelle pas, j’espère que vous me ferez l’amitié de le penser, à une extermination massive des vieux à l’horizon 2050, mais parce que celle-ci recèle la clé essentielle de toutes les analyses qu’elles soient savantes ou politiques, sociologiques ou psychologiques, démographiques ou économiques, sur le thème du vieillissement : à savoir « pourquoi vieillir » ?

On gagne, à l’égard de cette question, à sortir de l’idée que notre situation est exceptionnelle : le fait de mourir plus tard ne change rien au fait qu’il faut bien vieillir. Ce que disait Sainte Beuve en son temps : « Vieillir est encore le seul moyen qu’on ait trouvé pour vivre longtemps ». En la matière rien n’a vraiment changé. Comme n’a pas vraiment changé, contrairement à ce que l’on dit souvent, le regard porté sur la vieillesse.

Certes les sociétés traditionnelles valorisent la vieillesse, qui représente pour elles la véritable réalisation existentielle : vieillir c’est se rapprocher du passé, source exclusive du sens du présent ; c’est rejoindre l’autorité majeure des grands ancêtres. La séniorité représente la vertu suprême, l’excellence accomplie. Mais reconnaissons aussi que cette valorisation de la vieillesse s’accompagne d’un désintérêt à peu près complet à l’égard des vieux, dès lors qu’ils sont séniles, dès lors qu’ils ne sont plus bons pour le service.
Par contraste, notre univers réputé « jeuniste » est quand même celui, ne l’oublions pas, qui a déployé une énergie phénoménale (et inégalée dans l’histoire de l’humanité) pour soigner et faire durer ses vieux le plus longtemps possible. Le monde traditionnel adore la vieillesse, mais est indifférent aux vieux ; le monde moderne déteste la vieillesse mais adore ses vieux.

Second argument : cela fait déjà bien longtemps que nous sommes sortis de la valorisation de la vieillesse. Depuis, au moins, le livre de Job qui déconnecte la vieillesse de la sagesse : avoir des cheveux blancs ne suffit pas pour être sage ; il faut en plus le souffle divin. Désormais, la sagesse et la valeur n’attendent plus le nombre des années. Ce qui explique que, à partir de là, la philosophie a été le théâtre d’une grande querelle de la vieillesse, que nous avons, Eric Deschavanne et moi, raconté dans notre livre Philosophie des âges de la vie. Il y a, au moins depuis Solon, les pour et les contre.

Impossible de trancher cette querelle, dont le front suit le clivage entre deux attitudes possibles à l’égard du vieillissement : le constat du déclin irréversible (Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, comme l’écrit Romain Gary) et le fait d’une vie biologique et spirituelle qui continue, malgré tout. Mais les partisans et adversaires partagent un point de vue : l’idée qu’il y a dans l’existence un sommet : 35 et 49 pour Aristote ; 33 ans pour le christianisme, âge du corps glorieux.

A partir de la pensée moderne (Rousseau), l’homme se définit comme perfectibilité (éducation et histoire), ce qui signifie une chose très profonde : il n’y a plus de sommet dans l’existence. La logique de l’épanouissement permanent se substitue à celle de l’accomplissement final. Comme le dit Rousseau, il y a une perfection (« une maturité ») propre à chaque âge et chaque âge appartient à part entière à l’humanité : au même titre que l’adulte, l’enfant, le jeune et le vieillard sont des hommes, des individus dignes de respect et porteurs de valeur intrinsèque.

Mais cette reconnaissance de l’humanité et l’individualité de chaque âge ne signifie pas qu’il suffit d’être enfant, jeune, adulte ou vieillard pour « valoir ». La condition est nécessaire, mais non suffisante. Il faut aussi résoudre un certain nombre de problèmes propres à son âge. Et c’est cette capacité à résoudre toutes les problématiques existentielles qui fera qu’une vie sera ou non réussie. Pour l’enfant, il s’agira essentiellement de vouloir grandir ; pour le jeune, de le pouvoir. Pour l’adulte, il faudra parvenir à vivre avec d’autres adultes plus ou moins bienveillants, dans la famille, dans le travail, dans la cité. Pour le vieux, le défi consiste à ne pas quitter l’univers de la perfectibilité (on dirait aujourd’hui du projet).

Celle-ci peut en effet obéir à deux logiques, magnifiquement décrites par Rousseau dans ses Rêveries d’un promeneur solitaire. Il y a la perfectibilité de la croissance : celle du toujours plus, qui nous porte à accumuler les salaires, les honneurs, les succès … ; mais il y a la perfectibilité de l’élargissement, celle qui nous pousse à nous enrichir intérieurement, à nous ouvrir à autrui, à transmettre. Il arrive un moment dans la vie où la quête de l’intensité fait place à celle l’approfondissement. C’est peut-être la meilleure définition de la vieillesse : le moment où nous arrivons au « reste de la vie ». Il pourra nous paraître fade, vain et insipide ou au contraire d’une saveur extrême : de ce choix dépendra notre manière de vivre la vieillesse. Et personne ne pourra le faire à notre place.

En quoi ces réflexions peuvent-elles nous aider à penser la vieillesse de l’an 2050 ? Je conclurai avec ces trois remarques :
1) La vieillesse n’est pas une maladie qu’il conviendrait de guérir, d’abolir ou de cacher : elle engage une sagesse. On se tromperait lourdement en se limitant à un traitement exclusivement matériel ou technique de la vieillesse, même s’il est bien sûr nécessaire.
2) Son objectif n’a pas changé depuis la nuit des temps : rester un humain jusqu’à la fin. Vieillir en aussi bonne santé que possible, entouré de ses proches et des gens qu’on aime, avec le sentiment de servir encore un peu. C’est un spectacle insupportable que de voir, dans les maisons de retraite, les vieux coupés de leur histoire personnelle, réduits à leurs handicaps et largement désindividualisés. Face à cette situation, se manifeste un droit de vieillir humain qui fournit un fil conducteur des politiques publiques.
3) Mais le droit de vieillir humain engage aussi un nouveau devoir : celui de préparer sa vieillesse, d’anticiper le fait que le cadeau de l’existence durable puisse être aussi un fardeau pour soi et pour les autres, et précisément ceux qu’on aime.
PHT

mardi 1 avril 2008

L'insertion professionnelle en philo

Collège de philosophie, mardi 1er avril 2008

Lors de mon dernier séjour d’enseignement à la Sorbonne d’Abu Dhabi en décembre 2007, ma collègue Carole Maigne, qui est permanente là-bas, m’avait invité à participer à une réunion d’information auprès des élèves de terminale du Lycée français local. L’exercice était nouveau : il s’agissait de faire de la publicité pour les études de philosophie dans un contexte de rareté (la Sorbonne d’Abu Dhabi doit attirer des clients pour des études chères), de concurrence (avec d’autres formations plus « rentables » et « mieux cotées ») et, sinon d’hostilité, du moins de relative étrangeté (il y a exotisme certain à étudier la philosophie en français, dans un pays musulman, anglophone et où le business est roi). Je ne suis pas certain d’y être parvenu, mais l’expérience était intéressante.

Rentré à Paris, je découvrais quelques indicateurs que Florence Filliâtre, la responsable administrative de notre UFR, avait mis en place pour la licence. Il apparaissait que, pour la première fois, nos effectifs étaient en baisse. La Sorbonne était touchée par un phénomène qui avait atteint, parfois de manière dramatique, tous les autres départements de philosophie de France. Comme les entrées dépendent d’une série (la série L), dont les effectifs fondent comme neige au soleil dans le secondaire, il est très probable que la chute sera vertigineuse dans les années à venir. Elle touchera probablement à terme la 3e année de licence, alimentée par la manne des sorties de classes préparatoires. Bref, la question de savoir comment valoriser les études de philosophie se pose donc désormais chez nous également : même si l’exotisme reste moindre, il va falloir affronter la rareté et la concurrence.

C’est là une bonne raison de poser la question de l’insertion professionnelle des études de philosophie, même si ce n’est pas la seule. Il y a aussi la raréfaction des postes au concours de recrutement de l’enseignement secondaire, mais aussi la formidable dégradation des conditions d’exercice du métier d’enseignant. Il m’est devenu difficile de conseiller à un étudiant de passer le concours (de plus en plus difficile) sans lui avoir demandé s’il était au fait de ce qui l’attendait réellement : un métier de plus en plus dur. Mais il y a aussi une conviction : celle que la formation de philosophie est excellente, solide et efficace ; et qu’elle constitue une socle remarquable pour une spécialisation professionnelle future. Il n’est donc pas question de modifier cette formation pour l’adapter aux exigences du marché, mais de faire en sorte que les médiations soient assurées pour que les étudiants qui en disposent puissent se manifester à leur juste valeur. La prise en compte de l’insertion professionnelle des étudiants de philosophie ne doit pas conduire à retirer quoi que ce soit à la formation, mais à lui ajouter ces éléments facilitateurs.

Cela requiert de repenser à la fois l’entrée et la sortie du cursus de philosophie. L’entrée, parce que le bac étant ce qu’il est, il faut bien reconnaître que les étudiants arrivants n’ont pas la maîtrise des fondamentaux en matière d’expression écrite et orale, ni de culture générale. La sortie, parce que les horizons professionnels de nos étudiants se sont désormais diversifiés et qu’il faut leur permettre d’aller les conquérir avec le maximum d’atouts. Cet engagement et cette responsabilité à l’égard de nos étudiants sortants sera la meilleure manière d’en convaincre d’autres d’entrer dans notre formation. Faute de quoi elle sera condamnée à dépérir, tout en restant, bien sûr, droite dans ses bottes, dernière résistante contre la réalité du monde.
Il y a quelques années, un collègue inspecteur général, André Pessel, pour ne pas le nommer, réagissait avec effroi aux prestations des candidats à l’oral de l’agrégation. « On en vient à se demander, disait-il : ces étudiants font-il de la philosophie pour penser le réel ou pour le fuir » ! L’exigence demeure entière aujourd’hui.
PHT

vendredi 21 mars 2008

Pourquoi la démocratie n'aime pas le pouvoir

Introduction à la Séance du Collège de Philosophie du 29 mars 2008


« Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.» Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, § 5 dit «Le dernier Homme».


Et si la définition de la démocratie n’était pas « le peuple au pouvoir ou le pouvoir au peuple, mais le peuple contre le pouvoir » ?
La critique certes est ancienne ; longtemps, le terme de démocratie a été synonyme d’anarchie : depuis Platon, au moins. Mais cette critique prend une ampleur tout à fait inédite dans le contexte moderne dans la mesure où la démocratie n’est pas, pour nous, un régime parmi d’autres possibles. Elle est, comme l’a montré Tocqueville, notre mode d’être au monde : même si c’est peut-être illusoire, nous nous pensons spontanément comme des êtres autonomes, maîtres de notre destin. Nous vivons avec cette conviction inébranlable que « chaque homme, étant présumé avoir reçu de la nature les lumières nécessaires pour se conduire, apporte en naissant un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables, en tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même, et à régler comme il l’entend sa propre destinée » (L’état social… , in AR&R, GF, p. 80) En constatant aujourd’hui l’impuissance démocratique, on ne dénonce pas seulement le désordre qu’elle provoque (la démagogie, la médiocrité, l’inefficacité, …), mais son incapacité à réaliser ce qui est son projet par excellence : être le gouvernement de l’autonomie.
Il avait fallu beaucoup de temps et de doctrines pour que l’idée d’un gouvernement du peuple exercé par le peuple apparaisse plausible et réalisable : il avait fallu — et je cite sans exhaustivité — la constitution de l’Etat moderne rationalisé, l’autonomisation de la société civile, l’installation du régime de la représentation, la diffusion de la laïcité, la pacification des mœurs, la pratique intégrée de l’espace public, l’échec des totalitarismes, l’avènement de l’Etat providence à la fois protecteur et respectueux des libertés, …
Et encore faut-il noter que, tout au long de ce processus, les reproches adressés à la démocratie (à sa médiocrité, à son incapacité, … ) n’ont jamais cessé.
Cette longue histoire laisse une impression étrange, voire tragique, où l’échec apparaît contemporain de la réussite. La fin de l’histoire n’est pas triomphante. Aujourd’hui, la démocratie : tous ceux qui ne l’ont pas en rêvent ; tous ceux qui l’ont, la détestent. Jamais la célèbre formule de Churchill n’a semblé aussi juste : elle est le pire des régimes à l’exception de tous les autres.
Si cette formule est particulièrement forte aujourd’hui, c’est aussi, il faut le noter, parce que les discours prônant un ailleurs ou un après de la démocratie ont eux aussi quasi disparu. Si tous s’accordent sur un plus de démocratie ; personne n’est plus prêt à s’engager dans un autre que la démocratie.

Les discours les plus radicaux (mais très marginaux) qui sont sur le marché des idées ne sont de ce point de vue guère plausibles :
• Une tendance « néo-anarchiste » qui verrait dans l’impuissance démocratique le signe d’une transformation finalement positive de la politique : les sphères de décision ne seraient plus hiérarchiquement ordonnées, mais fonctionnellement articulées en un système de pouvoirs multipolaires (N. Luhmann ou U. Beck).
• Une tendance « néo-terroriste » qui, à partir du constat de l’échec des démocraties libérales-molles à prendre en charge les défis du moment (environnement, exclusion, biotechnologies, …), plaiderait pour un retour temporaire (comme toujours !) à la violence révolutionnaire (Zizek, Badiou).
Rien de bien nouveau. Tout se passe comme si la démocratie avait épuisé ses critiques en même temps que ses ressources.

Dans ce contexte, comment comprendre aujourd’hui l’impuissance démocratique ?
Telle est la question qui sera adressée à Luc Ferry et Marcel Gauchet lors de la séance de samedi.

ED & PHT

lundi 17 mars 2008

La philosophie politique de Sarkozy (VI) Questions de méthode

Questions de méthode

Comme la philosophie politique de Sarkozy est actuellement quelque peu en « stand by », profitons-en pour parler « méthode ». Le but des analyses ici proposées est de tenter d’identifier les grandes lignes d’une conception politique à partir des principaux discours prononcés par Sarkozy.
1) On exclura donc du corpus tout autre type d’interventions, même si elles peuvent ici ou là venir apporter des éclairages. Les discours de campagne sont également exclus de cet ensemble, puisqu’il s’agit bien d’analyser une politique confrontée à l’épreuve du feu et non d’une série de déclarations d’intentions. On sait par ailleurs que les qualités (et les idées) requises pour être élus s’avèrent souvent très différentes des qualités (et des idées ) requises pour gouverner. On l’a vu et on le voit.
2) Sur ce corpus, le principe herméneutique adopté est, comme il convient, celui de la bienveillance et de la probité : il s’agira à chaque fois de conférer le maximum d’intelligibilité et de force de conviction à la position tenue, avant d’envisager, dans un second temps, l’évaluation et, le cas échéant, la critique. Ce principe est actuellement si peu adopté dans le débat public contemporain qu’on peut légitimement défendre qu’il est devenu extrêmement original.
3) Un deuxième principe sera celui de la durée : notre culture de l’événement tend à repérer des révolutions spectaculaires à chaque instant (ce qui d’ailleurs est un assez bon indice du fait que nous tournons en rond …) ; un peu de recul en la matière sur les « dicts » du président ne saurait donc point faire de mal.
4) Enfin, l’enjeu de cette série d’analyse est aussi de tenter de comprendre la passion singulière que suscite le nouveau président. Le nombre de « Unes » de la presse française et étrangère sur cet homme manifeste quelque chose qu’il est encore assez difficile d’interpréter. L’intérêt, la vindicte, la curiosité, la détestation, … bref les commentaires se déchaînent. Pourquoi ? Est-ce que c'est de pure circonstance ou le phénomène est-il promis à durer ?
PHT

jeudi 7 février 2008

La philosophie politique de Sarkozy (V) L'Europe

L’Europe

Source : Discours devant le Parlement européen (Strasbourg, 13 novembre 2007).

En l’état, la position de Sarkozy sur l’Europe pourrait se résumer ainsi :
1) Le « non » des Français au référendum n’était pas un refus de l’Europe, mais un refus de ce que l’Europe était devenue : une « machine » aveugle, tatillonne et normative. Le « non » à l’Europe bureaucratique est un appel à une Europe plus démocratique.
2) C’est la raison pour laquelle il est urgent de reformuler les finalités de l’Union, en partant de ce constat : si l’objectif fondateur de faire la paix en Europe (et de faire bloc contre l'Union soviétique) n’est plus suffisant, ce n’est pas parce qu’il aurait échoué, mais au contraire parce qu’il a pleinement réussi. Cette réussite appelle donc une seconde phase de la construction européenne dans trois directions :
• D’abord la protection des Européens contre les effets négatifs de la mondialisation et du capitalisme financier. L’idée européenne permet de rendre plausible l’idéal démocratique de maîtrise par le peuple de son destin dans un contexte globalisé, où les forces financières démultipliées rendent les Etats impuissants.
• Ensuite la protection de la paix dans le monde. Pour ce faire, l’Europe doit se renforcer dans le but non seulement de préserver sa sécurité, mais aussi de remplir son rôle dans l’équilibre international.
• Enfin la protection contre les atteintes aux droits de l’homme partout dans le monde : « c’est à l’Europe de porter la question des droits de l’homme dans toutes les régions du monde ».
Cette triple mission protectrice, économique, géopolitique et juridique, représente la nouvelle perspective par laquelle il faut convaincre les peuples de poursuivre le processus de construction.
3) Avec la ratification du traité simplifié, il s’agit donc à la fois d’être plus clair dans les finalités et plus pragmatique dans les politiques (PAC, fiscalité écologique, défense, …). La ratification par le Parlement en France ne souffre à ses yeux d’aucune illégitimité : d’une part, le Parlement est l’expression démocratique ; d’autre part, le président a été élu en annonçant clairement la couleur.
4) Concernant l’identité européenne, Sarkozy défend la formulation (qui avait fait débat lors de la Convention) des « racines chrétiennes ». Une telle mention ne constitue pas, à ses yeux, une atteinte à l’idée de laïcité, mais le simple respect d’un héritage historique.
5) Quant à la question des frontières de l’Europe, elle est très clairement limitée au continent européen, Turquie exclue. Des rapports privilégiés pouvant être envisagés avec les voisins, notamment, sous une forme institutionnelle avancée, dans le cadre d’une « Union méditerranéenne ».

Ces points sont relativement consensuels. Le débat se situera sans doute ailleurs et plus tard, une fois achevé le processus de ratification du Traité simplifié. Comment la France pourra-t-elle justifier son déficit budgétaire ? Comment la PAC va-t-elle évoluer ? Comment la règle de la majorité, dont Sarkozy fait l’éloge, va-t-elle être perçue quand elle va s’exercer à l’encontre des intérêts français ? Comment le volontarisme de Sarkozy va-t-il se combiner avec les règles de décision communautaire ? … La suite nous dira ce qu’il en est au fond.
PHT

mercredi 16 janvier 2008

La philosophie politique de Sarkozy (IV) Laïcité

La Laïcité

Dans le discours de Latran (20 décembre 2007), on peut distinguer trois utilisations distinctes du terme de laïcité.
1) Le premier sens, fortement critiqué dans le discours, est celui de la laïcité anti-cléricale, celle qui entend « écraser l’infâme », dénoncer l’« opium du peuple » ou combattre l’obscurantisme des préjugés. Cette laïcité est critiquée, parce qu’elle se coupe de son passé et dénonce, par principe, toute démarche spirituelle comme une aliénation et oppression.
2) Le deuxième sens de laïcité pourrait être identifiée à la laïcité libérale et à l’esprit de tolérance. Son objectif n’est pas de lutter contre les religions ou les croyances, mais d’assurer leur coexistence pacifique dans les limites de l’ordre collectif. C’est une laïcité de neutralité, qui correspond, pour une part, à l’esprit de la loi de 1905, même si le discours de Latran affirme que « l’interprétation de la loi de 1905 comme un texte de liberté, de tolérance, de neutralité est en partie une reconstruction rétrospective du passé ».
On avait l’habitude, dans l’espace public français, de s’en tenir à cette opposition entre les « laïcards » (ou ayatollah de la laïcité) et les laïcs libéraux. Le discours ajoute une troisième conception de la laïcité : la « laïcité positive ».
3) La laïcité positive est une laïcité qui ne renie ni son histoire (ses « racines chrétiennes ») ni son horizon (l’espérance et l’aspiration à la transcendance). Elle est positive, car elle ne se contente pas d’être un cadre formel neutre, mais comporte un contenu (l’histoire chrétienne et l’espérance). D’un point de vue politique (et l’on retrouve ici les arguments de Rousseau sur la religion civile dans le Contrat social), ces deux éléments sont importants en ce qu’il produisent du « lien social » (c’est-à-dire une communauté de temps : passé, présent et avenir). Voici les formules : « un homme qui croit, c’est un homme qui espère. Et l’intérêt de la République, c’est qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui espèrent ». Il serait intéressant d’interroger Régis Debray sur ces questions, car c’est là une thèse qu’il a défendu si je ne me trompe.
A côté de cet argument politique, on trouve un argument moral : « La République a intérêt à ce qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de convictions religieuses. D’abord parce que la morale laïque risque toujours de s’épuiser ou de se changer en fanatisme quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini. Ensuite parce qu’une morale dépourvue de liens avec la transcendance est davantage exposée aux contingences historiques et finalement à la facilité ».
On peut faire deux objections fortes à ces arguments : 
a) D’abord, si, en effet, la religion lie le social, elle contribue aussi à le diviser, surtout à l’âge des identités. D’où le très grand risque de vouloir, à partir d’un strict point de vue instrumental (« la République a intérêt à … »), réenchanter le politique ! Ce n’est sans doute pas la voie la plus prudente ni la plus pertinente.
b) Ensuite, il est très discutable d’affirmer que les morales laïques sont faibles et fragiles. C’est certes la thèse de Benoît XVI, qui est là dans son rôle ; mais le Président de la République française n’est pas obligé de le suivre. D’autant qu’on peut dire, a minima, que les morales laïques ne sont pas moins fragiles que les morales indexées sur une transcendance : si celles-là peuvent dériver en relativisme et scepticisme, celles-ci sont constamment menacées de sombrer dans le dogmatisme et le fanatisme. Mais, une position forte est aussi tenable : ni la morale kantienne ni l’utilitarisme (laïques toutes les deux) ne sont des morales faibles : elles sont clairement normatives et relèvent de l’autonomie, qui est la plus puissante façon (et sans doute la seule) de vraiment fonder l’éthique. 
Au final, si l’idée de laïcité positive n’est pas en soi scandaleuse, il faudrait plutôt la considérer comme une synthèse (républicaine) des histoires de France : l’histoire chrétienne, la tradition anticléricale (qui en fait aussi partie) et la logique libérale qui a toujours du mal a émerger. Le modèle de la laïcité « à la française » est une tradition parmi d’autres (voir mon papier « La laïcité, c'est l'Europe », Le Monde, 1/12/05) qui mêle tout cela : c’est cette positivité là qu’il faut viser. Il y a, dans la laïcité positive défendue ici, un peu trop de négativité.
Ce qui se trouve renforcé par ce dernier passage sur les racines chrétiennes de l’histoire de France : « Arracher la racine, c’est perdre la signification, c’est affaiblir le ciment de l’identité nationale, et dessécher davantage encore les rapports sociaux qui ont tant besoin de symboles de mémoire » : cela sonne un peu trop barrésien (cf. Les Déracinés) à mon goût ! S’il faut plaider et même militer pour une meilleure connaissance critique des sources chrétiennes de notre histoire, gardons-nous de la tentation de faire de l’histoire notre code !
Autrement dit, si l'objectif de remettre du sens et des valeurs dans la politique est correct, il y a sans doute plus à inventer qu'à restaurer.
PHT

dimanche 13 janvier 2008

La philosophie politique de Sarkozy (III) Civilisation

Politique de civilisation : quatre interprétations.

Politique de civilisation : le concept avait été avancé plusieurs fois durant la campagne. Ce n'est donc pas un lapin sorti du chapeau. Reste qu'on ne voit pas encore très bien l’usage que Sarkozy entend en faire. En attendant : rappelons les quatre sens possibles de la formule … 
1) On parle d’UNE civilisation quand on désigne un ensemble de créations humaines (œuvres, techniques, institutions, règles, normes, croyances, savoirs et savoir-faire, …) propres à une société donnée, par quoi elle se distingue des autres sociétés. On parle également, et désormais de manière indifférenciée, de culture (terme que l’on devrait réserver à la partie la plus intellectuelle de la civilisation). Spengler (Le déclin de l’Occident, t. I, 1918) utilisait ce duo de manière particulière : les cultures sont des organismes vivants, qui se succèdent sans rapport les uns avec les autres. Ils connaissent une jeunesse, une maturité, un déclin : c’est alors que la culture devient civilisation. Dans ce contexte, une politique de civilisation est une politique qui prend acte de l’épuisement des potentialités et qui joue la carte « révolutionnaire conservatrice », à savoir : accélérer la décadence pour faire émerger le renouveau et/ou laisser faire le déclin en attendant la fin !
2) On parle également de LA civilisation (ou de LA culture) : c’est l’ensemble normatif, évolutif et hiérarchisé des créations humaines. C’est l’autre de la nature et le contraire de la sauvagerie, l’opposé de la barbarie. La civilisation désigne alors toutes les médiations que l’homme établit et qui l’éloignent de ce qu’il y a de plus naturel en lui : les règles de la parenté, la symbolisation, les mythes, … Pour distinguer ici culture et civilisation, on peut lire Kant (Idée d’une histoire universelle) : « Nous sommes cultivés à un haut degré par l’art et les sciences, nous sommes civilisés à satiété pour exercer les politesses et convenances sociales …» Etre civilisé, en ce sens, c’est être civil, c’est-à-dire savoir se comporter de manière pacifique avec les autres, même étrangers. La politique de civilisation,dès lors, c’est le processus d’adoucissement des mœurs, tel que, parmi d’autres, Norbert Elias, le décrit dans ses ouvrages sur la société de cour. Il analyse comment la Cour de France, afin de domestiquer et de neutraliser une noblesse sauvage, invente des « manières douces » de se comporter qui vont peu à peu se diffuser dans l’ensemble de la société.
3) Troisième interprétation possible : celle qui viendrait de l’affirmation qu’UNE civilisation (par exemple, moderne et occidentale) est LA civilisation, c’est-à-dire qu’elle représente donc la manière la plus excellente d’être humain. Inutile de faire un dessin : une telle conception de la civilisation débouche inévitablement sur une politique impérialiste. C’est même sa plus exacte définition, car l’impérialiste est un particulier qui se prend pour l’universel !
4) Le quatrième sens possible est celui défendu par Edgar Morin, mais dont Rousseau serait le premier théoricien dès le Discours sur les sciences et les arts qui l’a rendu célèbre. Pour lui, la civilisation est loin de ne comporter que des bienfaits : la science assèche l’esprit, la politesse amène l’hypocrisie, la société aliène et opprime. Mais, contrairement à ce que l’on dit souvent, Rousseau ne plaide pas pour un retour au « bon sauvage », qui est, à ses yeux aussi con que bon. Toute son œuvre vise un surcroît de civilisation. Il faut, dit-il, une réforme radicale (de la politique, Contrat social, et de l’éducation, Emile), qui permettrait de lutter contre ce qu’on appellerait aujourd’hui les effets pervers de la civilisation : les dangers de la technique, du progrès, de la destruction des communautés, de l’affaiblissement des repères traditionnels, bref tout ce qui, dans la civilisation, paradoxalement, rend l’homme moins humain, c’est-à-dire pour Rousseau, moins libre.
Quatre sens possibles, donc, et quatre politiques très différentes : on comprend que le terme puisse faire débat. Mais l’apparition de cette notion révèle aussi que l’idéologie « pragmatiste » tant vantée a ses limites et que quelques « grands desseins » sont nécessaires à la philosophie politique de Nicolas Sarkozy.
PHT

La philosophie politique de Sarkozy (II) Afrique

Sur le discours de Dakar : l'Afrique et l'histoire

Le discours de Dakar sur l’Afrique (26 juillet 2007) a fait débat. Certains (dont BHL, France inter 9/10/07) l’ont qualifié de franchement « raciste » ; d’autres, même à gauche (dont Jacques Julliard, Le Monde, 22/10/07), l’ont jugé digne et juste. Le passage controversé est le suivant : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles […] Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne, mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin » (p. 7/17).
Ces formulations, pour être évaluées, doivent être mises en rapport avec le début du discours qui contient quatre idées : 
1) Les Européens ont une responsabilité particulière en Afrique, parce qu’ils ont « désenchanté l’Afrique » (p. 3/17). Autrement dit, l’Europe a forcé l’Afrique à entrer dans l’histoire, mais d’une manière impérialiste, en imposant par la force, l’indifférence et l’incompréhension, un modèle de civilisation.
2) Cette colonisation fut une faute et elle fut la cause de crimes, dont la Traite négrière, véritable « crime contre l’humanité ».
3) Pour autant : d’une part, la colonisation n’a pas eu que des effets négatifs et elle ne saurait être considérée, d’autre part, comme l’unique responsable de tous les malheurs actuels de l’Afrique, ce que les africains ont parfois tendance à penser en évacuant leur responsabilité.
4) Enfin, les valeurs de la civilisation africaine sont « un antidote au matérialisme et à l’individualisme qui asservissent l’homme moderne » … « elles sont le plus précieux des héritages face à la déshumanisation et à l’aplatissement du monde » (5/17).
Au regard de ces formulations, l’accusation de racisme doit être évacuée, si les mots ont un sens : il n’y a pas d’essentialisation des identités (africaine ou européenne) ; leur rapport n’est pas conçu de manière conflictuelle ou hétérogène ; l’universel reste un horizon commun à explorer et non l’apanage d’une civilisation particulière. L’idée directrice est que l’Afrique a raté autrefois, son entrée dans la modernité à cause de la colonisation, et qu’elle persévère aujourd’hui dans cet échec, mais par sa propre faute. Rien à dire …
Là où le discours est ambigu, c’est dans la détermination de la « Renaissance africaine » qu’il appelle de ses vœux : d’un côté, il invite à une véritable entrée dans l’histoire (c’est-à-dire dans la modernité, dans le progrès, …) ; de l’autre, il en appelle aux valeurs africaines ancestrales, qui sont « pré- (voir anti-) historiques ». Bref, il y a comme une double contrainte : l’Afrique doit être de plus en plus moderne, tout en restant anti-moderne. L’idée n’est pas absurde en soi : « le défi de l’Afrique, c’est d’apprendre à regarder son accession à l’universel non comme un reniement de ce qu’elle est mais comme un accomplissement » (p. 8/17), mais est d’un tel niveau de généralité, qu’elle retombe dans le « prêchi-prêcha » que le discours voulait à tout prix éviter … : « je ne suis pas venu, jeunes d’Afrique, vous donner des leçons » (p. 7/17) ! En vérité, je vous le dis … Au final, un discours peut-être ambigu sur la modernité, mais pas scandaleux sur l'Afrique.

A noter aussi : le passage sur « une autre mondialisation, avec plus d’humanité, avec plus de justice, avec plus de règles » (p. 15/17).
PHT

La philosophie politique de Sarkozy (I) Président

La fonction présidentielle

Entretien avec Pierre-Henri Tavoillot paru dans L’Express (10-16 janvier 2008)

- En quoi la manière dont Nicolas Sarkozy exerce la fonction présidentielle marque-t-elle un tournant pour la politique ?
- Ce qui est déconcertant, c’est qu’il donne simultanément l’impression de la renforcer et de l’affaiblir. Il la renforce par sa pratique des institutions et son omniprésence médiatique ; mais il semble aussi l’affaiblir en faisant un pas de plus dans la désacralisation et la désymbolisation du pouvoir. En fait, il s’installe au cœur de ce qui est le paradoxe de l’homme politique depuis la Révolution française : d’un côté, il doit être un homme ordinaire qui exerce un job ordinaire ; de l’autre, il doit être un guide, un « élu », qui répond à un appel ou, pour reprendre la terminologie de Max Weber, à une vocation. Régis Debray, dans son De Gaulle, écrivait : « Le démocrate aime l’homme, il n’aime pas les grands hommes. Ceci, parce que cela. » C’est puissant, mais peut-être pas totalement juste, car le démocrate conserve une sorte de nostalgie de la « grandeur ». C’est la grande préoccupation de nos présidents ; celle qui minait Mitterrand, angoissait Chirac, et qui taraude et taraudera de plus en plus Nicolas Sarkozy : comment être grand dans la médiocrité démocratique ? Quant à nous, citoyens, nous voulons à la tête du pays des hommes qui nous ressemblent, et en même temps des grands hommes qui nous transcendent !
- Comment Nicolas Sarkozy tente-t-il de résoudre cette contradiction ?
- La résoudre est impossible ; tout au plus peut-il trouver un équilibre. Son diagnostic est clair : notre pays est dans une impasse, celle de l’impuissance publique. Contraintes économiques, mondialisation, fonction hyper-critique des nouveaux médias : tout cela remet en cause le pouvoir démocratique et son idéal d’une maîtrise par le peuple de son destin. Sarkozy a promis de reprendre la main : le volontarisme est affiché dans la mondialisation ; des promesses —, assez peu libérales, soit dit en passant — sont faites dans le domaine économique ; et vis-à-vis des médias, son hyperactivité les oblige à suivre, car c’est lui qui dicte l’agenda.
- Etre à ce point un président people, est-ce inédit ?
- C’est une stratégie ancienne, que Giscard d’Estaing avait inaugurée afin que le politique ne paraisse pas trop éloigné de la vie quotidienne. Car la « pipolisation » a des aspects démocratiques : une star vit une vie extraordinaire, dont on s’aperçoit qu’elle est extrêmement ordinaire, avec ses chagrins d’amour et ses ruptures. Sarkozy, président people, c’est la mise en scène à la fois de la réussite et de l’égalité : bref, c’est humain.
- La personnalisation du pouvoir présidentiel est-elle facteur de progrès démocratique ?
- L’élection, si spectaculaire, de 2007 a montré l’attachement des citoyens à cette personnalisation. Cela dit, le chef de l’Etat n’est plus le « cerveau de la société », mais une personnalité en laquelle la société se réfléchit, dans tous les sens du terme. Face à l’impression de dispersion, voire de disparition des pôles de décisions, Sarkozy a misé sur le besoin d’une réincarnation du lieu des débats et des grands choix. Evidemment, il se met aussi dans une situation délicate, en première ligne. Comment cela pourra-t-il durer une fois que le souffle de l’élection se sera dissipé ? Comment affrontera-t-il les échecs électoraux ? C’est là qu’on pourra voir si l’équilibre tenté tient la route.
Propos recueillis par Eric Mandonnet